The Project Gutenberg EBook of Une histoire d'Amour, by Paul Marieton

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Title: Une histoire d'Amour, George Sand and A. de Musset,
       Documents inedits - Lettres de Musset

Author: Paul Marieton

Release Date: October 6, 2004 [EBook #13622]

Language: French

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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE HISTOIRE D'AMOUR ***




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PAUL MARIETON


Une
Histoire d'Amour

GEORGE SAND ET A. DE MUSSET

DOCUMENTS INEDITS--LETTRES DE MUSSET

1897






A MADAME

LA VICOMTESSE DE VARINAY

QUI M'A DEMANDE DE LUI CONTER CETTE HISTOIRE D'AMOUR

_Son respectueux ami_.

P.M.



INTRODUCTION

L'extraordinaire curiosite qui tout a coup ramene l'attention sur le
roman d'amour de George Sand et de Musset porte son enseignement. Les
dernieres ecoles litteraires achevent de fatiguer le public. La vie dans
l'art reprend ses droits. Les poetes de l'ideal et de la passion, meme
les romantiques, meme les precheurs d'utopies, sont soudain relus et
aimes par la generation qui s'avance. Lamartine a reconquis sa royaute
sur les ames. George Sand et Musset renaitraient-ils d'un semblable
abandon? Voila deux incontestables genies. Leur eclat s'embrumait depuis
un quart de siecle; mais pour les ressusciter a la gloire, "ce soleil
des morts", veillait sur les deux ombres une histoire d'amour.

On la connaissait vaguement, cette histoire. Les deux amants avaient
pris soin d'en entretenir le public dans leurs oeuvres. Encore que
mysterieuse, elle constituait le plus clair de leur legende. Et en
dehors meme de l'art, on continuait de les aimer. Car, bien plus que
pour le dernier siecle, l'enigmatique et fameux roman de Mme d'Houdetot
et de Jean-Jacques (dont on ne saura rien de precis tant que la famille
d'Arbouville refusera de publier les lettres de Rousseau), l'aventure
d'amour de George Sand et de Musset sera le grand roman de notre siecle.
La _Confession_ et les _Nuits_, les contes passionnes de Lelia et le
theatre en liberte de Fantasio, ont trouble et seduit trois generations.

On disait du poete, du poete de la jeunesse, que l'amour d'une femme
avait eveille son genie, pour le faire mourir. On savait aussi que cette
maitresse "qui voulait etre belle, et ne savait pas pardonner" avait
aureole la plus glorieuse carriere, d'une vieillesse entouree de
veneration. On n'osait franchement plaindre l'un ni excuser l'autre.

Apres la mort du poete, George Sand la premiere avait pretendu se
justifier. Paul de Musset repondit pour son frere et d'autres temoins
se melerent de la querelle: accusation et defense parurent egalement
suspectes. On attendait donc que le temps permit d'exhumer les papiers
intimes. Apres soixante-deux ans, le mystere s'est devoile.

Deux articles fort documentes ont paru cet ete, qui jetaient des lueurs
nouvelles sur ces miseres de poetes: l'un de M. le vicomte de Spoelberch
de Lovenjoul, l'erudit bibliophile belge, tout sympathique a George
Sand, l'autre de M. Maurice Clouard, un fervent de Musset, ce qui
semblerait nous designer ses preferences. Mais leurs conclusions
s'accordent mal avec les dernieres revelations.

Tout recemment, j'ai traduit et publie le journal intime du docteur
Pagello, ou il est d'abord conte comment George Sand lui declara son
amour, dans la chambre meme de Musset gravement malade a Venise. La
declaration indirecte et encore indecise de la romanciere au medecin[1]
etait publiee a son tour par M. le docteur Cabanes, au cours d'une
interview de Pagello lui-meme, laquelle confirmait de tout point les
assertions du journal, plus precis encore pour etre a peine posterieur
aux evenements evoques.

Ce journal m'avait ete confie il y a six ans. Je ne l'ai fait connaitre
qu'apres avoir acquis la preuve qu'il n'etait pas absolument inedit. Si
Pagello est discret sur son bonheur pendant la fin du sejour de Musset,
il ne dissimule pas quelle sorte d'amour lui avait offert George Sand.
On n'avait jusqu'ici que de vagues donnees sur ce point.

[Note 1: J'en avais donne une phrase qui peut la resumer: "Je t'aime
parce que tu me plais; peut-etre bientot te hairai-je.]

Pour eclairer ces demi-confidences, j'ai cru pouvoir, sans
indelicatesse, citer aussi de longs fragments d'une lettre inedite de
George Sand a Pagello, ou elle ne dissimule rien de leurs relations.
Cette lettre, dont j'avais pris copie sur l'autographe (ceci pour ceux
qui ont semble douter de l'authenticite de mes pieces), apportait le
premier document decisif sur l'infortune de Musset _avant son depart de
Venise_.

Plusieurs ont juge bon de declarer indiscretes ces revelations, alors
que Musset et George Sand ont commence eux-memes a en faire confidence
au public. J'ai cru inutile pourtant de donner certains passages plus
intimes de la lettre citee, qui n'eussent plus laisse de doutes sur la
nature de cette liaison. Le Don Juan feminin qu'etait George Sand, sans
se montrer impitoyable quand il cessait d'aimer, s'obstinait neanmoins,
tout depourvu qu'il etait de scrupules, a derouter la curiosite sur
la legende de ses victimes. Pourquoi refuser a Musset d'etre sorti en
galant homme d'un amour qui fut egalement fatal a tous ceux qui en ont
goute?...

Peut-etre y avait-il mauvaise grace a s'attacher ainsi a la
demonstration des torts d'une femme. Mais la vie de George Sand
n'est-elle pas la raison meme de son genie? Et ce genie, instinctif,
abondant, romantique et declamatoire, ne doit-il pas autant a son
temperament qu'a son atavisme et a son education? "Ce qu'il y a de
meilleur en moi, c'est les autres", ecrivait-elle (ou a peu pres), a
Flaubert. Et dernierement, Mme Clesinger, justement froissee de ce
soudain etalage d'intimites, qui est une des necessites de la gloire, ne
disait-elle pas a ce propos: "Pour moi, le sentiment qui a guide ma mere
et determine ses actes, c'est l'horreur de la solitude. Il lui fallait
autour d'elle du mouvement, quelqu'un a qui parler, sur qui se reposer,
et quelqu'un a proteger...."

Nul doute que la bonte sereine dont s'enveloppa la vieillesse de cette
orageuse nature,--plus belle encore dans ses orages,--ne l'absolve aux
yeux du moraliste, des inquietudes de ses jeunes annees. Ses erreurs du
moins relevent aujourd'hui de l'histoire litteraire: pourquoi ne pas les
constater?

Un grand tumulte de presse accueillit ces revelations. Ce fut
l'evenement du jour, la question litteraire a la mode. Sandistes et
Mussettistes epiloguerent sur l'aventure de Venise, cependant que
maints chroniqueurs, tout en y trouvant le plus rare profit de "copie",
criaient au "scandale", et suppliaient qu'on n'apprit pas davantage au
public que ses grands hommes avaient ete aussi des hommes.

L'ombre de Lelia vit se lever pour elle une armee de paladins. Pendant
quelques jours, la memoire de son poete resta sans defenseurs. M. Emile
Aucante, ancien secretaire de George Sand (et legataire de ses lettres a
Alfred de Musset), protesta dans les journaux contre la "legende de son
infidelite". Il declara formellement que la Correspondance donnerait
la "preuve ecrite de la main de Musset que George Sand ne l'avait pas
trahi."--Ces lettres pouvaient-elles apporter une telle preuve? Nous en
connaissions deja quelques fragments par une fine monographie de Musset,
qu'avait publiee Mme Arvede Barine, tel cet etonnant passage d'Elle a
Lui: "O cette nuit d'enthousiasme, ou, _malgre nous_, tu joignis nos
mains, en nous disant: "Vous vous aimez et vous m'aimez, pourtant. Vous
m'avez sauve ame et corps."

Or M. Emile Aucante ne possedait que les lettres de George Sand, et Mme
Lardin de Musset s'opposait energiquement a la publication de celles de
son frere.... D'ailleurs, qu'eussent prouve, contre l'infidelite de son
amie, les pages suppliantes, craintives, qu'arrachait a Musset, dans sa
debilite devant l'amour, la subtile psychologie d'une maitresse qui,
sans perversite peut-etre, mais toujours incapable de s'avouer une
faiblesse, etait parvenue a suggerer a sa victime des paroles de
reconnaissance?... Car voila le cas interessant de cette banale
aventure.

  C'etait un mal vulgaire et bien connu des hommes....

Et moi-meme, racontant pour la premiere fois la "Veridique histoire des
Amants de Venise", j'avais cru devoir tenir moins compte des fragments
singuliers de ces lettres du malheureux poete, que de l'honnete memorial
de Pagello et des aveux intimes de George Sand.

La restitution de cette histoire, desormais precise quant aux faits,
restait donc enigmatique quant aux psychologies tourmentees qui les
avaient conduits. Les revelations continuerent. _La Revue de Paris_
publia les lettres de George Sand a Musset. On en mena grand bruit. Il
n'est pas douteux qu'un retour de l'opinion ne se produisit alors en
faveur de Lelia. La meme revue donna ensuite ses lettres a Sainte-Beuve.
Elles precisaient des experiences anterieures a la liaison avec Musset,
qui permettaient la defiance. Cette fois l'opinion fut defavorable a
George Sand.

Maintenant, qu'apporte ce livre? Une histoire, serree d'aussi pres que
possible, de cette attachante aventure d'amour, un expose synthetique
de la vie des deux grands ecrivains depuis leur rencontre jusqu'a leur
separation. Les lettres de Musset, jusqu'ici completement inedites,
m'ont ete liberalement pretees par la soeur du poete, Mme Lardin de
Musset, qui garde le culte pieux de sa memoire. Quelle recoive ici
l'hommage de ma respectueuse gratitude. Elle est convaincue que son
frere Paul, autant dans sa Biographie d'Alfred de Musset que dans son
roman, _Lui et Elle_, n'a pas une seule fois trahi la verite. Nous la
rechercherons aussi, aide de tous les documents nouveaux que nous allons
produire.

Y avait-il necessite ou interet a exhumer dans ses details un episode
intime vieux de soixante ans?--J'estime que sans encourir un reproche
quelconque d'indiscretion ou d'indelicatesse on a droit, pour les
grandes oeuvres, a remonter aux sources secretes de leur generation.
Sainte-Beuve lui-meme nous a appris a ne pas isoler l'oeuvre de la vie.
Ou s'arrete la biographie d'un grand homme? La ou elle cesse de nous
interesser, c'est-a-dire d'etre necessaire a l'explication de ses
chefs-d'oeuvre.

Decembre 1896.



SOMMAIRE

I.--GEORGE SAND ET ALFRED DE MUSSET EN 1833.

II.--GEORGE SAND ET SES AMIS (janvier-juin 1833).

III.--LES PREMIERES AMOURS DE GEORGE SAND ET DE MUSSET (juin-decembre
1833).

IV.--LE ROMAN DE VENISE (19 janvier-30 mars 1834).

V.--LA VIE DE GEORGE SAND ET DU Dr PAGELLO A VENISE (avril-aout 1834).

VI.--LE RETOUR DE MUSSET.--CORRESPONDANCE ENTRE PARIS ET VENISE
(avril-aout 1834).

VII.--GEORGE SAND, PAGELLO ET MUSSET A PARIS (aout-octobre 1834).

VIII.--LE DRAME D'AMOUR (octobre 1834-mars 1835).

IX.--APRES LA RUPTURE.--LA LEGENDE.



UNE HISTOIRE D'AMOUR



I

George Sand et Alfred de Musset se sont connus au mois de juin 1833.
Diversement celebres, mais jeunes tous deux et egaux de genie, quels
talents et quelles ames allaient-ils rapprocher?

Musset n'a pas vingt-trois ans. C'est deja l'auteur des _Contes
d'Espagne et d'Italie_ et du _Spectacle dans un fauteuil_, le poete
de _Don Paez_ et de _Mardoche_, de _la Coupe et les Levres_ et de
_Namouna_. Ce classique neglige qui sort du Cenacle d'Hugo, effare en
meme temps la vieille ecole et la nouvelle. Il vient de donner les
_Caprices de Marianne_ et acheve d'ecrire _Rolla_.

Au plus fort du Romantisme, il a ramene l'esprit dans la poesie
francaise. Il apporte cette insolente et bien vivante preuve qu'on
peut etre un ecrivain de genie, rien qu'a traduire une sensibilite
fremissante, quand elle est servie par un gout inne. "Chose ailee et
divine et legere", son talent ne semble point d'un professionnel. Ce
grand poete est un dilettante, une abeille qui fait son miel de mille
fleurs. Mais de toutes ces fleurs exotiques dont il a savoure l'arome,
il rapporte un miel bien a lui, bien francais. Que lui importe ce qu'on
qualifie d'originalite! Ces entrainements de l'opinion ne prouvent bien
souvent que mepris du genie en faveur du talent... Si sa voix devient
l'echo melancolique des jeunes ames de son milieu et de son temps, il
n'aspirera pas plus haut. En ne chantant que pour lui-meme, il chantera
au nom de tous.

Si restreint qu'en soit l'espace, il prefere sa fantaisie a tout ce
qui peut brider l'independance d'enfant gate qui fait le naturel et le
charme de son esprit,--meme la recherche trop precise de pittoresque,
meme les conceptions trop hautes de la philosophie. Il en fera toujours
le sacrifice a ce gout leger mais sur, conscient de sa valeur francaise,
qui se contente de sentir harmonieusement. Oui, surtout, ame francaise,
francaise, jusqu'a l'agacement, coeur loyal, esprit fin et de race
toujours, elegant et hautain dans sa feminine faiblesse, ce poete qu'on
a voulu nous faire prendre pour un don Juan de tavernes et de mauvais
lieux.

L'homme d'amour qu'il nous peindra, en ne racontant que lui-meme, n'est
si humain, entre tous ceux de nos poetes, que parce qu'il est le plus
faible. On a dit de Musset qu'il etait le grand poete de ceux qui
n'aiment pas les vers. C'etait avouer qu'il a touche le coeur de tous,
ce libertin a l'ame mystique, ce debauche assoiffe d'amour pur, ce
spirituel et ce triste. "Un jeune homme d'un bien beau passe", l'avait
ironiquement juge Henri Heine. Il l'avait pourtant bien compris, lui qui
a tout compris, le jour qu'il ecrivait: "La Muse de la Comedie l'a baise
sur les levres, la Muse de la Tragedie, sur le coeur."

La vie et le genie de Musset sont tout entiers dans sa jeunesse. La
jeunesse lui semblait sacree, comme l'unique raison de la vie et sa plus
certaine beaute. C'est pourquoi il n'a d'autre histoire que celle de son
coeur.

Quand il rencontre George Sand, c'est encore l'enfant sublime, et deja
l'enfant perdu. Mais le profond du coeur n'est pas atteint. Certes, il a
vecu sans trop de mesure, parfois meme il a fait parade de ses
debauches de jeunesse. Mais il entre dans ce snobisme un peu de la mode
romantique, cette recherche du fatal et de l'etrange, qui lui a inspire
son premier livre si peu connu, _l'Anglais mangeur d'opium_ (adapte de
Thomas de Quincey)[2].

[Note 2: _L'Anglais mangeur d'opium,_ traduit de l'anglais par A. D.
M., 1 vol. in-18. Paris, Marne et Pincebourde, 1828.]

George Sand, trente ans plus tard, dans une lettre a Sainte-Beuve,
ecrira: "Pauvre enfant! _il_ se tuait! Mais _il_ etait deja mort quand
_elle_ l'avait connu! _Il_ avait retrouve avec _elle_ un souffle, une
convulsion derniere[3]!..."

[Note 3: Lettre publiee par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.
_Cosmopolis_ du 1er juin 1896.]

Ce n'etait que rancune contre Paul de Musset: _Lui et Elle_ venait de
paraitre (1861) en reponse a _Elle et Lui_.

Si le poete a abuse de la debauche, il est reste genereux, comme sont
les faibles. Deja son genie est mur pour les grands cris humains.
L'esprit gai et le coeur melancolique, il n'a qu'effleure les joies et
les douleurs du veritable amour. Voici venir la passion qui transformera
son ame, qui, epurant et elevant ses qualites natives, lui arrachera des
cris immortels.

George Sand touche a la trentaine. Elle a aussi sa legende; mais
celle-ci a depasse les bornes d'un cenacle. Elle est celebre pour sa vie
independante dans un mariage qu'elle n'a pas rompu, pour ses allures
d'androgyne, son gout des paradoxes sociaux, sa liaison avec Jules
Sandeau, leur livre (_Rose et Blanche_, signe "Jules Sand"), ses livres
surtout, _Indiana_ et _Valentine_. Elle acheve _Lelia_ qui va mettre le
sceau a sa gloire future.

Ce n'est pas ici le lieu de conter la premiere jeunesse de George Sand.
On nous en a donne recemment un tableau qui semble veridique[4], a
l'aide de sa correspondance inconnue et de cette _Histoire de ma vie_,
ou elle-meme nous a dit ses premieres annees, avec une sincerite qu'on
ne peut mettre en doute et un incomparable charme. Il faut cependant la
resumer en quelques traits, pour expliquer les influences qui ont regi
sa vie.

[Note 4: S. ROCHEBLAVE, _George Sand avant George Sand_, dans la
_Revue de Paris_ du 15 mars 1896.]

Petite-fille du receveur-general Dupin de Francueil et d'une batarde de
l'aventureux et brillant Maurice de Saxe,--femme indulgente et fine,
a l'esprit fort et cultive, aieule d'ancien regime, qui fut sa vraie
educatrice,--elle est nee des amours d'un soldat, leur enfant prodigue,
avec la fille d'un oiseleur.

Entre sa grand'mere aristocrate et sa mere restee tres peuple, elle
fut tiraillee et troublee dans ses jeunes tendresses. Le couvent
des Augustines de Paris, ou on la mit de bonne heure, developpa ses
penchants mystiques. De retour a Nohant, ces souvenirs religieux,
l'influence contraire de sa grand'mere et du bonhomme Dechartres, qui
avait ete le precepteur de son pere, des lectures enthousiastes
de Chateaubriand et de Rousseau, enfin le sentiment de la nature,
qu'eveillaient en elle ses promenades dans la _Vallee Noire_, ce paysage
du Berry qu'elle a fait legendaire, s'amalgamerent dans cette ame pour
former son genie reveur et passionne, melancolique et oratoire, pour
alimenter sa verve descriptive, abondante comme une source, vers les
grands horizons, pourtant desenchantes, du plus invincible optimisme.

Mme Dupin de Francueil etant morte, elle passait quelque temps chez sa
mere, a Paris, puis se mariait. L'homme qu'elle epousait (1822), dans
l'espoir, de l'amour, mais sans enthousiasme, M. Casimir Dudevant, fils
naturel d'un colonel baron de l'Empire, avait ete lui-meme soldat.
Jeune encore, mais de peu d'imagination, il ne tardait pas a se laisser
enliser par la vie rurale.

On peut croire qu'il fut longtemps sans soupconner la valeur
d'intelligence et de sensibilite de sa compagne. Il devait bientot
cesser de lui plaire, pour un prosaisme peut-etre sermonneur, qui
heurtait chez elle de vifs penchants a l'exaltation romantique.

Buvait-il plus que de raison et etait-il aussi brutal qu'on l'a laisse
entendre? Nous ne le rechercherons pas. Du moins le sejour de Nohant
pesait-il a la jeune femme, malgre les frequents voyages a l'aide
desquels son mari s'ingeniait a la distraire. Au cours d'une de ces
absences, souvent fort prolongees, Aurore Dudevant rencontrait a
Bordeaux, revoyait a Cauterets, l'homme qui lui a revele l'amour.

C'etait un jeune magistrat, M. Aurelien de Seze, dont le grand sens
et l'honnetete retarderent de six ans,--les six ans que dura cette
affection platonique,--la crise qui fera quitter son foyer a celle qui
sera George Sand. Mais nous ne pouvons nous attarder sur cette periode
de sa vie, d'ailleurs incompletement exploree.

La monotone compagnie de M. Dudevant lui devenait insupportable.

Apres neuf ans de mariage et sans vouloir s'avouer l'inquietude de
ses sens,--elle affecta toujours de n'en pas convenir,--elle s'etait
violemment avisee que l'heure etait venue de vivre a sa fantaisie, sans
pourtant rompre tout a fait.

Un beau matin, sur le premier pretexte, elle se montre offensee, declare
son interieur intolerable et demande une pension, pour partager sa vie
entre Paris, ou elle fera metier d'ecrire, et Nohant, ou elle retrouvera
ses enfants. M. Dudevant accepte, resigne, et en janvier 1831, la jeune
femme, ivre d'air libre et d'esperance, debarque au quartier Latin ou
l'attend un petit groupe ami d'etudiants berrichons.

Alors commence cette existence en partie double, bourgeoise et rangee en
Berry, pres de ses enfants, trois mois sur six, singulierement emancipee
les trois mois suivants a Paris.--Deja s'etablissait sa legende. La
chatelaine patiente et reveuse de Nohant se transformait en un etudiant
imberbe, aux longs cheveux boucles, coiffes d'un beret de velours, noir
comme eux, vetu d'une redingote de bousingot, arborant la cravate rouge,
et toujours la cigarette aux levres.

Son costume etait, d'ailleurs, la moindre de ses libertes. A peine
dissimulait-elle, dans sa societe de Paris, sa liaison avec Sandeau. Si
elle essaie de se justifier de cette independance dans _l'Histoire de ma
vie_,--etrange histoire, en effet, dont le malheureux Chopin disait
a Delacroix qu'il la defiait bien de l'ecrire, et qui n'est plus que
reticences au moment ou on y cherche des revelations,--du moins sa
correspondance l'accable. Non pas ses lettres deferentes a sa mere, Mme
Dupin, ou passionnees de tendresse a son fils, mais celles a ses amis
berrichons, ses compagnons de Paris, Alphonse Fleury, Charles Duvernet,
a l'effarouche Boucoiran lui-meme, son confident de la premiere heure,
lettres ou un furieux amour de liberte quand meme, voire de boheme,
eclate entre les lignes... Mais on jasait d'elle maintenant a la Chatre.
Agacee, elle prit ses coudees franches.

Sa liaison avec Jules Sandeau dura trois ans. L'histoire en est encore
imparfaitement connue: nous savons qu'elle reprit elle-meme chez lui sa
correspondance, apres la rupture, et la brula. On a dit qu'elle l'avait
aime tendrement, croyant s'engager pour la vie... Ses premieres
aventures d'amour nous decouvriraient plutot son cerveau que son coeur.
Apres Sandeau, "elle essaya d'autres liaisons qui furent malheureuses ou
vaines, telles que celles avec Merimee et Gustave Planche", a ecrit son
confident Sainte-Beuve[5]. C'est encore l'etudiante, la frondeuse de
tous "prejuges", double scandale, qui la poursuivra longtemps. Elle
demeure volontiers l'amie de ceux qu'elle a quittes, sachant vite se
ressaisir. Mais deja le fond est desenchante. Avec Musset enfin, elle
espere atteindre au bonheur. Pas plus avec lui, pourtant, que plus tard
avec Michel de Bourges, un haut esprit, son maitre, qu'elle aimera
jusqu'a l'adoration, et avec Chopin qui, lui, mourra de son amour,
elle ne trouvera la paix du coeur, qu'elle souhaite,--sans la chercher
peut-etre, car la loi du genie, "ce deuil eclatant du bonheur", comme
disait Mme de Stael, est de la contrarier toujours. Mais sa rencontre
avec Musset, lui revelant les affres de l'amour, initiera le psychologue
aux ressorts de cette ame complexe.

[Note 5: Note annexee aux lettres que lui ecrivit George Sand. _Cf_.
vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, _les Lundis d'un chercheur_, p. 173,
in-8 deg.; Calmann Levy, 1894.]

Un profond instinct maternel deborde sur ses passions de femme, les
transformant. Maternelle un peu a la facon de Mme de Warens, elle l'est
avec moins de mollesse, avec tout son genie actif, abondant, fier et
triste. Elle a laisse ruisseler une imagination ardente et pratique a
la fois, dans toute son oeuvre,--cet immense miroir de la nature et
de l'amour ou son instinctive indulgence se prodigue jusqu'a sembler
indifferente a tout. Bonne pour tous, en effet, ce qui l'aura faite
si cruelle pour quelques-uns. Eprise d'amitie jusqu'a y sacrifier sa
dignite meme; amante pour etre plus amie, a-t-on dit; incapable de
chagriner longtemps personne, et s'abandonnant toute pour l'eviter; mais
terriblement femme aussi, et conduite par une inexorable fantaisie.

Sa libre education avait mis en elle les germes d'une erreur qui fait de
son oeuvre un long sophisme. Une excessive pitie de la femme lui
donna de bonne heure l'obsession de l'egalite des sexes. Cette pitie
dedaigneuse n'allait pas sans une intime colere contre les immunites de
l'homme. Elle meprise la femme, qu'elle n'a guere connue et peinte que
d'apres elle-meme, pour ne pas comprendre que l'homme puisse attacher
tant d'importance a cet etre incoherent et faible. Elle n'est pas sans
un vif instinct de coquetterie,--qu'elle reprime le plus souvent,
par bonte d'ame,--ni sans certaine experience de ses charmes. Aussi
reclame-t-elle pour son sexe tous les privileges masculins, d'ou
ses revendications de l'amour libre et sa condamnation du
mariage.--Naturellement plus douee de curiosite que de temperament,
elle aventura son ame romanesque dans les plus paradoxales contrees
du sentiment. Sa recherche obstinee de l'amitie la ou elle ne pouvait
trouver que l'amour fut une autre erreur capitale de sa vie. La
confusion perpetuelle qu'elle en fit, et dont temoignent ses lettres
comme ses romans, explique les infortunes de sa jeunesse, ses
faiblesses, ses utopies. Elle pensa s'en consoler plus tard, en
cherchant a contenter son optimisme par un vague ideal humanitaire. La
Nature seule put la rasserener, qui lui dicta ses vrais chefs-d'oeuvre.

Ainsi l'independance regne au fond de son ame, si obstinee, si rangee
pourtant. Son grand sens pratique modere l'ivresse d'artiste qui lui
fait aimer son labeur. Elle embourgeoise tout au nom de l'ideal,--car
l'idealisme rejoint le naturalisme dans une exclusive poursuite de la
verite...

Sa nature, en somme, la fait peu aristocrate. Les revoltes ne le sont
jamais. Son travail methodique, sa regularite patiente, impassible
--bovine--_a, faire de la copie_, parmi les plus graves agitations de
son ame, prouvent chez elle une fantaisie pratique, toute d'insoumission
raisonnee. Quand une passion a cesse de la faire vibrer, elle s'en
detache. Elle ne se reprit a Musset qu'au contact exaltant de sa grande
douleur... Elle redevenait orgueilleuse a sentir qu'il la lui devait!

Les pretentions aristocratiques de Musset devaient alterer de bonne
heure leur entente amoureuse. Orgueilleux de son "monde", sinon de sa
naissance, le poete dedaignait la vie et l'atmosphere bourgeoises, comme
tous les artistes de race, ne se plaisant comme eux qu'avec la societe
riche et elegante, l'elite feminine, ou le vrai peuple. Le gout que
manifesta de bonne heure George Sand pour les democrates, pour l'esprit
ouvrier, devait irriter son ami dans ses fibres secretes. A cette
consideration dont on n'a guere tenu compte, il faut ajouter le
desequilibre physiologique du poete. Ses crises nerveuses, jamais bien
expliquees, faisaient craindre pour lui la folie. On a meme parle
d'attaques d'epilepsie. Mais Mme Lardin de Musset, qui, jusqu'a son
mariage (1846), n'a pas quitte son frere, m'a dementi formellement
qu'il ait ete sujet a rien de semblable. Quand eclata la crise, l'un et
l'autre se sentaient-ils humilies? George Sand avait d'abord pris Musset
pour un enfant: ceci ne se pardonne guere, aux heures clairvoyantes.
Mais Musset etait un bon enfant: il passa bien vite a sa maitresse
cette manie de protection. L'abus qu'elle faisait de la declamation
sermonneuse l'agaca davantage, et surtout son obstination a poetiser ses
faiblesses...

La mere du poete, qui d'abord s'etait opposee au voyage en Italie, avait
fini par "consentir a confier" son fils a George Sand, comme a une femme
de grand renom, plus agee que lui de six ans et relativement grave,
malgre des erreurs trop connues.

Elle preferait pour lui ce voyage avec une amie... intellectuelle, au
sejour de Paris, nuisible a sa sante. Or, Musset entendait trouver dans
son amie mieux que l'amour d'une seconde mere. On sait que tous les
amants de Lelia s'entendirent appeler ses enfants...

Si Musset se sentait de l'orgueil, elle en avait, elle en laissait voir
plus que lui. Et, sa dignite toujours en avant, elle ne savait abdiquer
le souci constant d'un labeur qui assurait l'independance de sa vie.

Quoique _gendelettres_ tous deux, mais plus poetes qu'artistes, ils n'en
restaient pas moins jeunes et sinceres. Leurs lettres n'ont pas ete
ecrites pour la posterite; elles n'en sont que plus curieuses pour elle.
Les courts fragments cites par Mme Arvede Barine dans sa penetrante
monographie de Musset[6], avaient fait pressentir les perles que
recelait ce terreau... melange. Pour la premiere fois, on va pouvoir
juger de cette correspondance. Elle nous guidera dans l'expose du plus
fameux des romans d'amour. Mais reprenons-le a ses origines pour en
mieux preciser l'evolution.

[Note 6: Les grands ecrivains francais: _Alfred de Musset_, in-18,
Hachette, 1894.]



II

La liaison de George Sand avec Jules Sandeau vient de finir,--comme
finiront tous les amours de Lelia. Elle n'est que desenchantee, quand
Lui emporte une secrete blessure. Rarement il la devoilera, au cours de
sa longue carriere. C'est un silencieux. Mais s'il n'en veut pas donner
confidence au public, chaque fois qu'il lui arrivera d'y faire allusion,
ce sera d'un mot dont la cruaute breve suspend tout jugement sur l'etre
d'exception qu'a ete George Sand.--"Le coeur de cette femme est comme un
cimetiere, a-t-il dit, on n'y rencontre que les croix de ceux qu'elle a
aimes."

Leur liaison a dure trois ans. Quant a elle, elle est rassasiee de
l'amour. Ses amis, que la presence de Sandeau n'avait pas rebutes, se
rapprochent. Ils ont tout credit chez elle et plus d'autorite que jamais
sur sa vie. Avec le fidele Boucoiran, le precepteur intermittent de son
fils, un etre bon et faible qui est et restera toujours "son enfant",
son meilleur ami est Gustave Planche.

Du jour ou elle fut sans amant, il est a supposer qu'il espera son tour.
Il connaissait George Sand depuis ses debuts a Paris. De quatre ans plus
jeune qu'elle, il prenait bientot cependant, sur son ardent esprit,
par un gout d'austere puriste et des connaissances qu'elle declarait
infinies, un de ces ascendants qu'elle rechercha toujours et dont si
merveilleusement elle tira profit pour son oeuvre. Nous reviendrons plus
loin sur leurs relations. Mais ce premier signalement de Gustave Planche
dans les avatars de George Sand nous prepare a l'entree en scene de
Sainte-Beuve, chez qui le conseiller litteraire va se doubler d'un
conseiller intime, d'un confident d'amour.

Il n'en a pas fait mystere: c'est a lui que nous devons de connaitre
quelques-unes des lettres qu'elle lui ecrivit durant la periode troublee
ou elle cherchait sa voie. Dans un des curieux appendices de ses
_Portraits Contemporains_,--sortes de codicilles du testament
litteraire que constituent ses derniers livres[7], Sainte-Beuve a
esquisse avec plus de charme que de discretion,--George Sand vivait
encore,--l'etat d'ame de ce beau genie feminin pendant ces six mois
critiques et decisifs. Et il a donne a l'appui les pages intimes "les
plus vraies, les plus naives et les plus modestes ou elle s'ouvrait a
lui de son coeur et de son talent".

[Note 7: _Portraits contemporains_, 1868 (cinq volumes ou sont
reimprimes les plus anciens articles de Sainte-Beuve), t. I, p. 506-523.
Paris, Calmann Levy.]

Ils avaient fait connaissance en janvier 1833. A la suite d'articles
publies par Sainte-Beuve sur _Indiana_ et _Valentine_[8], Gustave
Planche lui avait dit que l'auteur desirait le voir pour le remercier.
"Nous y allames un jour vers midi; elle habitait depuis peu, et seule,
le logement du quai Malaquais. Je vis en entrant une jeune femme aux
beaux yeux, au beau front, aux cheveux noirs un peu courts, vetue d'une
sorte de robe de chambre sombre des plus simples. Elle ecouta, parla peu
et m'engagea a revenir. Quand je ne revenais pas assez souvent, elle
avait le soin de m'ecrire et de me rappeler. En peu de mois, ou meme en
peu de semaines, une liaison etroite d'esprit a esprit se noua entre
nous. J'etais garanti alors contre tout autre genre d'attrait et de
seduction par la meilleure, la plus sure et la plus intime des defenses.
Ce preservatif contre un sentiment d'amour, en presence d'une jeune
femme qui excitait l'admiration, fut precisement ce qui fit la solidite
et le charme de notre amitie. George Sand voulut bien me prendre a
ce moment delicat de sa vie, ou elle arrivait a la celebrite, pour
confident, pour conseiller, presque pour confesseur[9]."

[Note 8: Le _National_ des 5 octobre et 31 decembre 1832.]

[Note 9: _Portraits contemporains_, I, p. 507.]

George Sand ecrivait alors _Lelia_, Sainte-Beuve _Volupte_. Tous deux se
consultaient sur leurs romans. Des entretiens litteraires, ils passaient
aux confidences intimes. Elle venait, de rompre avec Jules Sandeau, et a
peine libre, "dans un veritable isolement moral, elle se demandait
quels amis et quel ami elle se pourrait choisir parmi tous ces visages
nouveaux de gens a reputation diverse qu'elle affrontait pour la
premiere fois[10]". Sainte-Beuve s'offrit a lui presenter ceux qu'il
frequentait et jugeait dignes d'elle. Elle refusa de connaitre Musset,
mais elle eut la curiosite d'Alexandre Dumas (mars 1833). Ils se plurent
mediocrement, semble-t-il. Vers la meme date, elle ecrit a Sainte-Beuve
qu'elle "recevra Jouffroy de sa main", le priant de le prevenir de son
exterieur sec et froid, de son attitude silencieuse. Cette rencontre fut
encore passagere. Mais la meme lettre nous eclaire singulierement sur le
pessimisme qu'apportait George Sand dans ses experiences: "Je crains
un peu ces hommes vertueux de naissance. Je les apprecie bien comme de
belles fleurs et de beaux fruits, mais je ne sympathise pas avec eux;
ils m'inspirent une sorte de jalousie mauvaise et chagrine... Il n'y a
pas de confiance entiere possible a realiser. Les gens qu'on estime, on
les craint et on risque d'en etre abandonne et meprise en se montrant
a eux tel qu'on est; les gens qu'on n'estime pas comprendraient mieux,
mais ils trahissent."

[Note 10: _Portraits contemporains_, I, p. 511.]

Le complement de ces lettres singulierement captivantes vient de
paraitre[11]. L'ensemble constitue le document le plus sur et a peu pres
unique d'ailleurs, que nous possedions sur l'etat d'ame de George Sand
pendant cette crise de sa vie. Sainte-Beuve fut-il touche lui-meme
par la grace etrange et le charme de cette nouvelle amie? A certaines
phrases de George Sand on pourrait le penser: "Vous m'avez dit que vous
aviez peur de moi (lettre de mars)." Mais s'il en fut reellement ainsi,
soit respect de l'intimite de Gustave Planche avec elle, soit crainte
d'etre rebute dans une autre attitude que celle de confesseur, soit
excessive timidite, il est hors de doute qu'il n'insista pas. Il avait
pris soin, bientot, de faire confidence a sa penitente d'une affection
profonde et jalousee, qui le detournait de tout autre desir,--celle dont
il a rempli, sincerement ou non, son fameux _Livre d'amour_, date du
meme temps pour la plupart des pieces.

[Note 11: George Sand, _Lettres a Sainte-Beuve, Revue de Paris_ du
15 novembre 1896.]

Dans ces lettres de George Sand a Sainte-Beuve, il y a une lacune d'un
mois. La suite de la correspondance nous l'explique.

Une liaison avec Merimee, courte et malheureuse, en avril 1833, y est
definitivement revelee. On en avait chuchote jadis, mais en somme on
n'en savait rien. Le premier, M. Augustin Filon, dans son excellente
monographie du maitre de _Colomba_, avait recueilli ces rumeurs.
Incidemment, a propos des annees de dissipation de Merimee, il nous
expliquait la defiance de toute sa vie a l'egard des bas-bleus, par
cette escarmouche rapide entre lui et le plus grand d'entre eux. "Le
court passage de Merimee dans les bonnes graces de Mme Sand est un fait
d'histoire litteraire, ecrit-il, sur lequel s'est greffee une legende
assez amusante. D'apres cette legende, Sainte-Beuve, voyant que Mme Sand
etait seule et souffrait de cette solitude, lui aurait "donne" Merimee,
et, des le lendemain, George Sand lui aurait ecrit pour lui rendre et
lui reprocher ce cadeau. Il n'est pas vrai que Sainte-Beuve ait joue ce
role trop bienveillant et qu'il ait beni l'union civile de Merimee et
de Mme Sand. Mais il est exact qu'il recut des confidence et des
plaintes[12]."

[Note 12: AUGUSTIN FILON, _Merimee et ses amis_, p. 64, in-16,
Hachette, 1894.]

La verite est que cette liaison ne fut confessee a Sainte-Beuve que cinq
mois apres. Au ton dont George Sand la lui raconte dans ses lettres
d'aout et de septembre, quand elle a retrouve l'amour avec Musset, on
concoit les raisons de femme et de psychologue qui la lui avaient fait
dissimuler a son directeur. La rencontre fut breve et nette, digne de
l'homme raffine et precis qu'etait Prosper Merimee. Il parait bien
l'avoir traitee comme une aventure d'etudiants. Mais George Sand, qui
etait de son age, ainsi que son egale en genie, resta froissee et plus
etonnee encore de ce dedain de sa personne et de son ame. Ecoutons ce
ressouvenir:

  ....Un de ces jours d'ennui et de desespoir, je rencontrai un homme
  qui ne doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien
  a ma nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit
  me fascina entierement; pendant huit jours je crus qu'il avait
  le secret du bonheur, qu'il me l'apprendrait, que sa dedaigneuse
  insouciance me guerirait de mes pueriles susceptibilites. Je croyais
  qu'il avait souffert comme moi, et qu'il avait triomphe de sa
  sensibilite exterieure. Je ne sais pas encore si je me suis trompee,
  si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa pauvrete.

  ....Je ne me convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'etais
  absolument et completement Lelia. Je voulus me persuader que non;
  j'esperais pouvoir et abjurer ce role froid et odieux. Je voyais a mes
  cotes une femme sans frein, et elle etait sublime[13]; moi, austere
  et presque vierge, j'etais hideuse dans mon egoisme et dans mon
  isolement. J'essayai de vaincre ma nature, d'oublier les mecomptes du
  passe. Cet homme qui ne voulait m'aimer qu'a une condition, et qui
  savait me faire desirer son amour, me persuadait qu'il pouvait exister
  pour moi une sorte d'amour supportable aux sens, enivrant a l'ame.
  Je l'avais compris comme cela jadis et je me disais que peut-etre
  n'avais-je pas assez connu l'amour moral pour tolerer l'autre: j'etais
  atteinte de cette inquietude romanesque, de cette fatigue qui donne
  des vertiges et qui fait qu'apres avoir nie, on remet tout en question
  et l'on se met a adopter des erreurs beaucoup plus grandes que celles
  qu'on a abjurees.

[Note 13: Mme Dorval.]

  ....L'experience manqua completement. Je pleurai de souffrance, de
  degout et de decouragement. Au lieu de trouver une affection capable
  de me plaindre et de me dedommager, je ne trouvai qu'une raillerie
  amere et frivole. Ce fut tout.

  Si Prosper Merimee m'avait comprise, il m'eut peut-etre aimee, et
  s'il m'eut aimee il m'eut soumise, et si j'avais pu me soumettre a un
  homme, je serais sauvee, car ma liberte me ronge et me tue. Mais il
  ne me connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me
  decourageai tout de suite et je rejetai la seule condition qui put
  l'attirer a moi.

  Apres cette anerie, je fus plus consternee que jamais, et vous m'avez
  vue en humeur de suicide tres reelle. Mais s'il y a des jours de froid
  et de fievre, il y a aussi des jours de soleil et d'esperance.

  Puis, peu a peu, je me suis remise, et meme cette malheureuse et
  ridicule campagne m'a fait faire un grand pas vers l'avenir de
  serenite et de detachement que je me promets en mes bons jours. J'ai
  senti que l'amour ne me convenait pas plus desormais que des roses sur
  un front de soixante ans, et depuis trois mois (les trois premiers
  mois de ma vie assurement!) je n'en ai pas senti la plus legere
  tentation[14].

[Note 14: _Revue de Paris_ du 15 nov. 1896, p. 280. Cette lettre est
(des premiers jours) de juillet 1833.]

Ces trois mois sans passion n'ont pas ete trois mois de calme. Ses
confidences a Sainte-Beuve recommencent en mai; elle est grave et le
sermonne a son tour. Mais la revoila, en juin, dans un grand trouble:
son ami lui devient un refuge. A la voir s'abandonner ainsi, on est
tente de s'etonner qu'elle n'ait pas reve un instant a changer sa
veneration en tendresse. La liaison qui le garde d'elle l'aurait-elle
agacee de quelque jalousie? Vraisemblablement, elle a recu de son
directeur une lettre amere. Peut-etre deja l'ennuie-t-elle. Mais elle ne
se decourage pas. Sa plainte est longue, nerveuse et douloureuse. Elle
se dit seule, desenchantee de tout: l'amitie meme n'existe pas! Mais
Sainte-Beuve l'a rassuree. Dans une lettre du 3 aout, elle semble
apaisee. Quelque chose de nouveau a surgi dans sa vie.--"Pour rien au
monde, lui ecrit-elle, je ne voudrais abuser de votre devouement." Et
elle se fait protectrice a son tour.

Ce qui a surgi dans sa vie, c'est un nouvel amour, un amour inconnu,
tout de fraicheur, de poesie et de tendresse, qui lui rapporte tout a
coup les illusions de la jeunesse et de l'esperance.

Tous les biographes de Musset ont ecrit qu'il avait rencontre George
Sand au printemps de 1833. En realite leurs relations ne datent que de
la fin de juin. Nous savons que Sainte-Beuve voulait des le mois de mars
presenter le poete a son amie, et qu'elle avait refuse, le trouvant
trop... different pour ses habitudes. "A propos, reflexion faite,
ecrivait-elle, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il
est trop dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus de
curiosite que d'interet a le voir. Je pense qu'il est imprudent
de satisfaire toutes ses curiosites, et meilleur d'obeir a ses
sympathies[15]." De son cote peut-etre, Musset se defiait de la
romanciere sur sa legende deja tapageuse. Mme Lardin de Musset me
rapporte qu'il disait alors: "Elle n'a donc jamais rencontre un
homme convenable? Comme tous ses heros me deplaisent!" Ces reserves
expliqueraient le retard de leur rencontre. Mais leur rencontre
etait fatale. Et sans doute un instinct secret les avertissait-il de
l'approche de la souffrance, ce vertige de l'abime, ou s'eveille le
genie des poetes.

[Note 15: _Portraits contemporains_, I, 510.]

Tous deux collaboraient a la _Revue des Deux Mondes_ et le groupe de
Buloz frequentait plus ou moins chez George Sand. La plus ancienne
mention de son nom sous la plume de Musset est dans une piece peu
connue, encore qu'imprimee plusieurs fois: _le Songe du Reviewer[16]_.
Elle nous renseigne sur la pleiade dela _Revue_, a son age d'or:

[Note 16: _Intermediaire des chercheurs et des curieux_ du 10 oct. et
vicomte de Spoelberch de Lovenjoul: _les Lundis d'un chercheur,_ in-18,
Calmann Levy, 1894.]


  Buloz[17] est sur la greve
  Pale et defigure;
  Il voit passer en reve
  Gerdes[18] tout effare.
  La matiere abonnable
  Se meurt du cholera;
  L'epreuve est detestable
  Il faut un errata.

  Il voit son typographe
  Transposer ses placards.
  Des fautes d'orthographe
  Errent de toutes parts.
  Des lettres retournees
  Flottent en se heurtant;
  Des lignes avinees
  Dansent en tremblotant.

[Note 17: Francois Buloz (1804-1877) prit on 1831 la direction de la
_Revue des Deux Mondes, journal des Voyages_, pour en faire le recueil
celebre duquel son nom est inseparable. De 1835 a 1845 il dirigea en
meme temps la _Revue de Paris_.]

[Note 18: Caissier de la _Revue_.]

3

  De tous cotes aboient
  Des contresens obscurs,
  Et les marges se noient
  Dans les _deleaturs_.
  Il pleut des caracteres;
  Le B manque dans tous,
  Et des pages entieres
  Boivent comme des trous.

  4

  Loewe[19] a fait heritage
  De quatre millions;
  Dumas meurt en voyage
  Faute _d'Impressions_.
  Dans les filles de joie
  Musset s'est abruti;
  Ampere[20], en bas de soie,
  Pour l'Afrique est parti.

[Note 19: Loewe-Veimars (1801-1854), humoriste romantique et
diplomate, auteur du _Nepenthes_.]

[Note 20: J.-J. Ampere, l'historien, l'ami de Mme Recamier.]

5

  Brizeux est a la Morgue,
  Sainte-Beuve au lutrin;
  Quinet est joueur d'orgue
  A Quimper-Corentin.
  Delecluse[21] est modele
  A l'atelier de Gros;
  Roulin[22] est infidele
  A ses choux les plus beaux.

[Note 21: Et.-Jean Delecluze(1781-1863), peintre et litterateur,
historien, critique d'art, defenseur des doctrines classiques.]

[Note 22: Roulin avait fait dans la _Revue des Deux Mondes_ plusieurs
articles d'histoire naturelle ou il etait question de choux. (Note de M.
de Lovenjoul.)]

6

  George Sand est abbesse
  Dans un pays lointain;
  Fontaney[23] sert la messe
  A Saint-Thomas-d'Aquin;
  Fournier[24] aux inodores
  Presente le papier;
  Et quatre metaphores
  Ont etouffe Barbier.

[Note 23: Ecrivain romantique et poete, vaguement diplomate, mort
en 1837. Il signa presque toutes ses oeuvres des pseudonymes de _Lord
Feeling_ et _O'Donnoz_.]

[Note 24: Imprimeur de la _Revue_.]

7

  Cette nuit Lacordaire
  A tue de Vigny;
  Lerminier[25] veut se faire
  Grotesque a Franconi;
  Planche est gendarme en Chine;
  Magnin[26] vend de l'onguent;
  Le monde est en ruine:
  Bonnaire[27] est sans argent!!

[Note 25: Eug. Lerminier (1803-1851), philosophe et jurisconsulte.]

[Note 26: Charles Magnin, erudit et polygraphe.]

[Note 27: Le plus fort actionnaire de la _Revue_, a cette epoque.
(Note de M. de Lovenjoul.)]

Nous retrouverons dans la suite plusieurs de ces noms diversement
celebres. L'un d'eux merite de nous retenir encore. Depuis deux ans,
avant comme apres sa courte liaison avec Merimee, George Sand, nous
l'avons dit, avait pour grand ami Gustave Planche. Il avait succede pres
d'elle a Henry de Latouche[28], dans le role d'inspirateur, de conseiller
litteraire. Nul doute qu'il n'en devint sincerement amoureux; mais elle
le maintint dans l'ordre platonique. Il avait du moins devine son genie.

[Note 28: H. Thabaut de Latouche (1786-1851), compatriote de George
Sand et son parrain dans les lettres, eut un moment de celebrite, comme
poete, romancier, dramaturge et journaliste. Il edita les oeuvres
d'Andre Chenier en 1819.]

Elle eut un guide precieux en ce bourru bienfaisant qui est reste comme
le type du critique intraitable et brutal. Ses livres, qu'on ne lit
plus, tiennent encore leur place dans l'evolution litteraire du siecle.
Avec ses dons serieux il eut la plus saine influence sur l'education du
gout, dans son obstination reactionnaire contre les exces du Romantisme.
Mais son role echoua par la confusion meme que ses attaques laissaient
dans l'opinion, de la personnalite et de l'oeuvre de ses victimes. Vingt
ans apres, George Sand a longuement parle de lui: "Il me fut tres utile,
dit-elle, non seulement parce qu'il me forca par ses moqueries franches
a etudier un peu ma langue, que j'ecrivais avec beaucoup trop de
negligence, mais encore parce que sa conversation, peu variee mais tres
substantielle et d'une clarte remarquable, m'instruisit d'une quantite
de choses que j'avais a apprendre pour entrer dans mon petit progres
relatif.

"Apres quelques mois de relations tres douces et tres interessantes pour
moi, j'ai cesse de le voir pour des raisons personnelles, qui ne doivent
rien faire prejuger contre son caractere prive, dont je n'ai jamais eu
qu'a me louer en ce qui me concerne[29]."

[Note 29: _Histoire de ma vie_, 5e partie, ch. VI. Paris, Calmann
Levy.]

Elle ajoute que son intimite avait pour elle de graves inconvenients,
qu'elle l'entourait d'inimities violentes, la faisant passer pour
solidaire de ses aversions et condamnations. Deja de Latouche s'etait
brouille avec elle a cause de lui.

Cette brouille etait traduite par un article fameux, _les Haines
litteraires_, qui signala l'entree de Gustave Planche a la _Revue des
Deux Mondes_[30].

[Note 30: 1831.]

On a dit que l'ombre de George Sand, Helene de la Troie romantique,
avait passe entre lui et de Latouche.... C'est probable, malgre que
celui-ci fut d'age a se montrer plus respectueux que son rival. Mais
rien n'autorise a penser que le conteur de _Fragoletta_ ait jamais ose
hasarder une declaration.

Toujours est-il que la frequentation de Lelia donna longtemps au
"critique maudit" de tendres esperances. Elle affichait leur amitie
avec ostentation. Elle emmena Planche a Nohant. Les contemporains
en jaserent. Dix ans plus tard, Balzac les representait sous de
transparents pseudonymes, dans son roman de _Beatrix_. On y voit _Claude
Vignon_ quitter le chateau de son amie _Felicite Des Touches_ avec un
profond desenchantement[31]. Planche lui-meme avait laisse percer cette
amertume des le lendemain de sa deception. Cette passion fatale avait
empoisonne son ame. Il s'abandonnait, dans ses jugements litteraires,
a de cruels retours sur la vie. Sa critique devenait plus que jamais
acerbe.

[Note 31: Cf. _le Critique maudit: Gustave Planche_, par Adolphe
Racot, dans _le Livre_ du 10 aout 1885.]

Les lettres de George Sand a Sainte-Beuve, les dernieres publiees, ne
laissent plus de doute sur la mauvaise fortune de Planche. En juillet
1833, dans la crise de solitude qui la prepare a son nouvel amour, elle
ecrit: "Je sais qu'il vaut moins que vous qui l'excusez et mieux que la
plupart de ceux qui le condamnent. On le regarde comme mon amant, on se
trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas ete et ne le sera pas[32]." Mieux
encore, a peine est-elle eprise de Musset que son ami Planche l'ennuie:
"Planche a passe pour etre mon amant, peu m'importe. _Il ne l'est pas_.
Il m'importe beaucoup maintenant qu'on sache qu'il ne l'est pas, de meme
qu'il m'est parfaitement indifferent qu'on croie qu'il l'a ete.... J'ai
donc pris le parti tres penible pour moi, mais inevitable, d'eloigner
Planche. Nous nous sommes expliques franchement et affectueusement a
cet egard, et nous nous sommes quittes en nous donnant la main, en nous
aimant du fond du coeur et en nous promettant une eternelle estime[33]."

[Note 32: _Revue de Paris_, du 15 novembre 1896, p. 284.]

[Note 33: _Revue de Paris_, 15 novembre 1896, p. 289.]

Ainsi l'existence de George Sand n'allait pas sans complications, quand
elle rencontra Musset.



III

Dans la biographie de son frere, Paul de Musset assure qu'il vit pour
la premiere fois George Sand en un banquet offert aux redacteurs de la
_Revue_, chez les _Freres Provencaux_. Cette reunion n'a ete precisee
nulle part. La premiere piece authentique qui temoigne de leurs
relations est une poesie qu'Alfred de Musset adressa a George Sand, le
24 juin 1833, apres une lecture d'_Indiana_. Elle etait accompagnee d'un
billet laconique et respectueux[34]:

[Note 34: Toutes les lettres de Musset qui vont suivre sont inedites.
On sait que la soeur du poete, Mme Lardin de Musset, s'est refusee
jusqu'ici a la publication de sa correspondance avec George Sand. Nous
la remercions encore de l'exception qu'elle a bien voulu faire en notre
faveur, en nous laissant cueillir le plus interessant de ces pages
intimes.

On n'a conserve aucune des lettres de G. Sand a Musset anterieures a un
billet de Venise (fin mars 1834).]

  Madame,

  Je prends la liberte de vous envoyer quelques vers que je viens
  d'ecrire en relisant un chapitre d'_Indiana_, celui ou Noun recoit
  Raymond dans la chambre de sa maitresse. Leur peu de valeur m'avait
  fait hesiter a les mettre sous vos yeux, s'ils n'etaient pour moi
  une occasion de vous exprimer le sentiment d'admiration sincere et
  profonde qui les a inspires. Agreez, Madame, l'assurance de mon
  respect.

  ALFRED DE MUSSET.

  Sand, quand tu l'ecrivais, ou donc l'avais-tu vue,
  Cette scene terrible ou Noun, a demi nue
  Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymond?
  Qui donc te la dictait, cette page brulante
  Ou l'amour cherche en vain, d'une main palpitante,
  Le fantome adore de son illusion?
  En as-tu dans le coeur la triste experience?
  Ce qu'eprouve Raymond, te le rappelais-tu?
  Et tous ces sentiments d'une vague souffrance,
  Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense,
  As-tu reve cela, George, ou t'en souviens-tu?
  N'est-ce pas le reel dans toute sa tristesse,
  Que cette pauvre Noun, les yeux baignes de pleurs,
  Versant a son ami le vin de sa maitresse,
  Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse,
  Et que la volupte, c'est le parfum des fleurs?
  Et cet etre divin, cette femme angelique,
  Que dans l'air embaume Raymond voit voltiger,
  Cette frele Indiana, dont la forme magique
  Erre sur les miroirs comme un spectre leger,
  O George! N'est-ce pas la pale fiancee
  Dont l'Ange du desir est l'immortel amant?
  N'est-ce pas l'Ideal, cette amour insensee
  Qui sur tous les amours plane eternellement?
  Ah! malheur a celui qui lui livre son ame!
  Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme
  Le fantome d'une autre, et qui sur la beaute
  Veut boire l'Ideal dans la realite!
  Malheur a l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse,
  Peut penser autre chose, en entrant dans son lit,
  Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe
  A compte sur ses doigts les heures de la nuit!

  Demain viendra le jour; demain, desabusee,
  Noun, la fidele Noun, par sa douleur brisee,
  Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophelia;
  Elle abandonnera celui qui la meprise,
  Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise
  Aimera l'autre en vain,--n'est-ce pas, Lelia?

  24 juin 1833.

Les lettres qui suivent sont courtes. Le poete est alle voir l'auteur
d'_Indiana_. Ils ont parle de leurs travaux. Elle ecrit _Lelia_, lui un
poeme qui sera _Rolla_. Il lui en communique des fragments: "Soyez assez
bonne, ajoute-t-il, pour faire en sorte que votre petit caprice de
curiosite ne soit partage par personne."

Dans une de ses visites au quai Malaquais, Musset a ete pris de crises
d'estomac violentes. George Sand lui a ecrit gentiment et il repond de
meme: "Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, a une espece
d'idiot entortille dans de la flanelle comme une epee de bourgmestre.
Que vous ayez le plus tot possible la fantaisie de perdre une soiree
avec lui, c'est ce qu'il demande surtout." Point d'amour encore; mais
George Sand ne s'est-elle pas prise d'un peu de curiosite a cette ombre
de marivaudage?--A-t-elle fait les avances? Cette lettre de Musset le
donnerait a supposer: elle temoigne du moins d'un degre de plus dans
leur intimite.

Je suis oblige, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la
garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir meme, si
vous etiez libre, je serais a vos ordres et reconnaissant des moments
que vous voulez bien me sacrifier.

Votre maladie n'a rien de plaisant, quoique vous ayez envie d'en rire.
Il serait plus facile de vous couper une jambe que de vous guerir.

Malheureusement on n'a pas encore trouve de cataplasme a poser sur le
coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en prie, et ne mourez pas
avant que nous ayons execute le beau projet de voyage dont nous avons
parle. Voyez quel egoiste je suis; vous dites que vous avez manque
d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop ce que je fais
dans celui-ci[35].

Tout a vous de coeur.

ALFRED DE MUSSET.

[Note 35: Une note de G. Sand sur la correspondance autographe,
attribue encore cette reflexion aux crises d'estomac de Musset (?).]

Nous sommes en juillet. George Sand a termine _Lelia_. Une de ses
premieres visites est pour son nouvel ami. "Un matin de juillet, m'a
conte Mme Lardin de Musset, George Sand est venue voir mon frere a la
maison. Je crois que nous etions absentes, ma mere et moi. Paul jouait
du violon. Elle apercut sur le pupitre un exemplaire _d'Indiana._ Il
etait reste ouvert a un passage tres rature de la main d'Alfred. Paul a
pense qu'elle lui avait garde rancune de ces corrections[36]..."

[Note 36: L'exemplaire en question d'_Indiana_ a ete conserve. On
y trouve en effet un chapitre ou les epithetes sont abondamment
sacrifiees. La _Revue des Deux Mondes_ du 1er novembre 1878 a cite
quelques-unes de ces corrections du poete.--Remarquons que Paul de
Musset se trompe evidemment en parlant de deux lectures d'_Indiana_
faites par son frere, a trois ans d'intervalle: la premiere, pour
critiquer le livre, en juin ou octobre 1832, la seconde pour ecrire les
vers qu'on a lus plus haut. L'autographe d'Alfred de Musset est bien
date du 24 juin 1833.]

La supposition de Paul de Musset _(Lui et Elle)_ parait bien gratuite.
Jamais Alfred n'a fait allusion a de la jalousie litteraire chez George
Sand.

Une sorte de modestie passive, faite d'indifference autant que de bonte,
lui epargna, il faut le reconnaitre, les mesquineries coutumieres des
bas-bleus. Pour une fois je ne me sens pas d'accord avec Paul de Musset.
Son livre sue la verite. Il avait ete le confident unique de son frere;
il le resta toute sa vie. Mais il donne trop d'importance a la part de
la litterature dans les premieres relations du poete avec George Sand.

A ce moment-la, fin de juillet 1833, ils etaient tout a leur intimite
naissante. Apres Sainte-Beuve, que George Sand avait consulte a mesure
qu'elle edifiait son roman, Musset, le premier, put lire _Lelia_
terminee. Il en avait sans doute les epreuves. C'etait vers le 18
juillet[37]. Il lui ecrit qu'il aura lu son livre tout entier le
soir meme, et, si elle a toujours envie de grimper sur les tours de
Notre-Dame, il lui propose de l'y accompagner. Il n'est encore question
entre eux que d'"amitie sincere". Cette promenade assurement n'eut pas
lieu. Le lendemain, Musset avait lu _Lelia_, et voici comme il exprimait
son admiration a l'auteur,--un auteur qui etait une femme dont il se
sentait amoureux:

  ...J'etais, dans ma petite cervelle, tres inquiet de savoir ce que
  c'etait. Cela ne pouvait pas etre mediocre, mais...--Enfin, ca pouvait
  etre bien des choses avant d'etre ce que cela est.--Avec votre
  caractere, vos idees, votre nature de talent, si vous eussiez echoue
  la, je vous aurais regardee comme valant le quart de ce que vous
  valez. Vous savez que malgre tout votre cher mepris pour vos livres,
  que vous regardez comme des especes de contre-parties des memoires de
  vos boulangers, etc., etc., vous savez, dis-je, que pour moi, un livre
  c'est un homme ou rien.--Je me soucie autant que de la fumee d'une
  pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames qu'a tete reposee
  et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez imaginer et
  combiner. Il y a dans _Lelia_ des vingtaines de pages qui vont droit
  au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de
  _Rene_ et de _Lara_.

[Note 37: _Lelia_, imprimee dans la deuxieme quinzaine de juillet,
est inscrite au _Journal de la Librairie_ du 10 aout 1833; la deuxieme
edition, au numero du 17 aout.]

  Vous voila George Sand; autrement vous eussiez ete Madame une telle
  faisant des livres.

  Voila un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le
  public les fera. Quant a la joie qu'il m'a procuree, en voici la
  raison.

  Vous me connaissez assez pour etre sure a present que jamais le mot
  ridicule: "Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?" ne sortira de mes
  levres avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce
  rapport. Vous ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le
  rendre a personne (eu admettant que vous ne commenciez pas tout
  bonnement par m'envoyer paitre, si je m'avisais de vous le demander),
  mais je puis etre,--si vous m'en jugez digne,--non pas meme votre
  ami,--c'est encore trop moral pour moi,--mais une espece de camarade
  sans consequence et sans droits, par consequent sans jalousie et
  sans brouilles,--capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos
  peignoirs[38] et d'attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec
  vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si, a ce titre,
  quand vous n'avez rien a faire ou envie de faire une betise (comme je
  suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soiree, au
  lieu d'aller ce jour-la chez Madame une telle faisant des livres,
  j'aurai affaire a mon cher Monsieur George Sand qui est desormais pour
  moi un homme de genie.--Pardonnez-moi de vous le dire en face: je n'ai
  aucune raison pour mentir.

[Note 38: _Note de G. Sand_.--Il s'etait habille en pierrot et avait
mystifie une personne qui n'etait pas, comme on l'a raconte et imprime,
M. de La Rochefoucauld.]

Deja Musset est un habitue de la mansarde de Lelia. Il dessine a ravir,
sinon toujours correctement du moins avec esprit, et de mordantes
legendes accompagnent les charges qu'il fait des amis de George Sand.
On s'amuse de ces caricatures,--qu'on se disputera bientot, que les
collectionneurs s'arracheront plus tard[39].

[Note 39: On a conserve plusieurs albums de dessins, portraits
et caricatures d'Alfred de Musset. Tous sont encore inedits. M. de
Lovenjoul a acquis, de la succession de Deveria, la serie drolatique des
charges de Paul Foucher, le frere de Mme Victor Hugo, dont Musset avait
ete le camarade au college Louis-le-Grand (18 caricatures, de 1830 a
1832), et, des heritiers de George Sand, l'album de 1833. J'en ai
la photographie sous les yeux. C'est un document precieux pour
l'iconographie litteraire. La plupart de ces dessins sont charmants,
excellents parfois, de style elegant et pur. (Il est sensible que Musset
a ete impressionne par Goya, dont il a copie une eau-forte.) Huit
portraits de George Sand, assise, etendue, fumant, revant, ecoutant
surtout; les portraits de son amie Rosanne Bourgoin (celui-ci
delicieux), de sa fille Solange, de Ch. Rollinat, d'Adolphe Gueroult,
de Ch. Didier, d'Alexandre Dumas, de Merimee, de Sainte-Beuve, avec des
scenes de charades en costumes et dans la maniere du siecle dernier.
Nous y reviendrons. Mme Lardin de Musset possede l'album du voyage en
Italie, plein de caricatures amusantes du poete et de son amie, et de
leurs compagnons d'occasion, avec un autre album plein de souvenirs de
la vallee de l'Eure et de portraits de sa famille. Plusieurs sont de
vraies oeuvres d'art.

Mme Jaubert, la "marraine" de Musset, avait conserve un precieux recueil
de dessins de son "filleul". Toute sa societe y figurait. On sait
qu'autour de 1840, Mme Jaubert eut le salon le plus remarquable de
Paris. Elle en a publie d'interessants _Souvenirs_ (Hetzel, 1880). Cet
album a ete perdu.

Un dernier album, celui d'un cher ami du poete, Alfred Tattet,
appartient a son gendre M. Tilliard.]

Il en envoie un echantillon a son amie, une ebauche de "ses beaux yeux
noirs qu'il a outrages hier" eu les croquant,--non sans ajouter, en
anglais, "qu'il est triste aujourd'hui".

Le lendemain 28 juillet, qui est un dimanche un camarade l'a eveille
pour lui montrer une violente critique des _Debats_ sur le _Spectacle
dans un fauteuil_ et les _Contes d'Espagne et d'Italie_[40]. Mais le
poete ne s'en soucie guere; il ecrit a son amie qu'il "a essuye son
rasoir dessus". Le voila serieusement amoureux; l'aveu de son tourment
ne doit plus tarder. On va lire la lettre charmante et trop sincere
pour etre litteraire (sans doute du 29 juillet), ou le poete se declare
timidement, loyalement, d'une passion qui remplira sa vie.

[Note 40: Article signe: J.S., _Journal des Debats_ du 28 juillet
1833.]

  Mon cher George,

  J'ai quelque chose de bete et de ridicule a vous dire. Je vous l'ecris
  sottement, au lieu de vous l'avoir dit au retour de cette promenade,
  j'en serai desole ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour
  un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu'ici. Vous
  me mettrez a la porte et vous croirez que je mens: je suis amoureux de
  vous, je le suis depuis le premier jour ou j'ai ete chez vous. J'ai
  cru que je m'en guerirais, en vous voyant tout simplement a titre
  d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractere qui pouvaient
  m'en guerir. J'ai tache de me le persuader tant que j'ai pu; mais je
  paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux vous
  le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour
  m'en guerir a present, si vous me fermez votre porte.

  Cette nuit j'avais resolu de vous faire dire que j'etais a la
  campagne; mais je ne veux pas vous faire de mysteres ni avoir l'air de
  me brouiller sans sujet.

  Maintenant, George, vous allez dire: "Encore un qui va m'ennuyer",
  comme vous dites. Si je ne suis pas tout a fait le premier venu pour
  vous, dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un
  autre, ce qu'il faut que je fasse; mais, je vous en prie, si vous
  voulez me dire que vous doutez de ce que je vous ecris, ne me repondez
  plutot pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n'espere
  rien en vous disant cela. Je ne puis qu'y perdre une amie et les
  seules heures agreables que j'aie passees depuis un mois. Mais je sais
  que vous etes bonne, que vous avez aime, et je me confie a vous, non
  pas comme a une maitresse, mais comme a un camarade franc et loyal.
  George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le
  peu de temps que vous avez encore a passer a Paris, avant votre voyage
  a la campagne et votre depart pour l'Italie, ou nous aurions passe
  de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la verite est que je
  souffre et que la force me manque.

  ALFRED DE MUSSET.

L'aveu du poete n'a pas ete repousse. Est-il heureux? Son amie hesite
encore. Avant de s'engager tout a fait, elle semble avoir voulu le
confesser. Il est facheux qu'on n'ait aucune des reponses de George
Sand, a cette date... La lettre suivante de Musset temoigne de son
angoisse devant le bonheur entrevu.

  ....Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il
  n'y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecte, et
  que vous ne me fassiez ni plus grand ni plus petit que je suis. Je me
  suis livre sans reflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je
  vous ai aimee non pas chez vous, pres de vous, mais ici, dans cette
  chambre ou me voila seul a present. C'est la que je vous ai dit ce que
  je n'ai dit a personne.--Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un
  jour que quelqu'un vous avait demande si j'etais _Octave_ ou _Coelio_
  [41], et que vous aviez repondu: "Tous les deux, je crois."--Une folie
  a ete de ne vous en montrer qu'un, George!... Plaignez-moi, ne me
  meprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous, je mourrai muet.
  Si mon nom est ecrit dans un coin de votre coeur, quelque faible,
  quelque decoloree qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je puis
  embrasser une fille galeuse et ivre morte, mais je ne puis embrasser
  ma mere.

[Note 41: Personnages de la comedie d'Alfred de Musset, _les Caprices
de Marianne_, publiee dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 mai 1833.]

  Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des
  jours ou je me tuerais. Mais je pleure ou j'eclate de rire; non pas
  aujourd'hui par exemple.

  Adieu, George. Je vous aime comme un enfant.

Cette fois, la sincerite du poete a ete entendue. Son aveu est bien
accueilli. Il est heureux. Le jeudi 1er aout, toutes les harpes de la
joie chantent dans son coeur:

  Te voila revenu dans mes nuits etoilees,
  Bel ange aux yeux d'azur, aux paupieres voilees,
  Amour, mon bien supreme et que j'avais perdu!
  J'ai cru pendant trois ans te vaincre et te maudire,
  Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
  Au chevet de mon lit te voila revenu.

  Eh bien! deux mots de toi m'ont fait le roi du monde.
  Mets la main sur mon coeur, la blessure est profonde;
  Elargis-la, bel ange, et qu'il en soit brise!
  Jamais amant aime, mourant pour sa maitresse,
  N'a, dans des yeux plus noirs, bu la celeste ivresse,
  Nul, sur un plus beau front ne t'a jamais baise.

  George Sand n'ose encore se croire, se proclamer
  heureuse. Sa lettre du 3 aout a Sainte-Beuve
  est beaucoup plus calme que les precedentes.
  Sans lui avouer pourtant son nouveau
  bonheur, elle lui laisse entendre que le jeune
  soleil de l'esperance n'est pas loin.

  Son confesseur lui a fait part des alternatives
  de son bonheur a lui, de son mysterieux amour.
  Ils veulent s'epancher mutuellement en confidences;
  mais George Sand entend ne causer
  de jalousie a personne:

....Tout ceci peut se faire par lettres; je ne veux pas que, pour m'etre
utile et agreable, vous compromettiez ce qu'il y a de plus beau et de
plus sacre dans votre existence. Qui, moi! prendre un egoiste plaisir
qui peut briser un coeur devoue! Non, non, je respecte trop l'amour,
_l'Amour_ comme vous ecrivez. Quoique j'en medise souvent, comme je fais
de mes plus saintes convictions aux heures ou le demon m'assiege, je
sais bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacre... Si
j'avais une grande peine, un subit besoin d'appui et de conseils, je
vous appellerais [42].

[Note 42: _Revue de Paris_ du 15 nov. 1896, p. 287.]

_Lelia_ vient de paraitre. Naturellement, le premier exemplaire en est
offert a Musset. Il porte cette double dedicace: sur le tome Ier: _A
Monsieur mon gamin d'Alfred,_ GEORGE; sur le tome II: _A Monsieur le
vicomte Alfred de Musset, hommage respectueux de son devoue serviteur,_
GEORGE SAND[43].

[Note 43: Ce precieux exemplaire est en la possession de la
gouvernante]

Ils sont heureux. Aucun nuage ne trouble encore cet azur. Alfred de
Musset s'est installe chez George Sand.

Parmi les habitues de sa mansarde, il a trouve Boucoiran et Gustave
Planche. Les allures un peu bien familieres de ces deux personnages
n'avaient pas tarde a deplaire a de Musset, Mlle Adele Colin,
aujourd'hui Mme veuve Martelet.

Apres la chronologie etablie plus haut, des relations du poete avec
George Sand, faut-il dire ici que c'est bien a tort qu'on a pretendu que
le personnage de Stenio dans _Lelia_, representait Musset. M. Cabanes
(_Revue hebdomadaire_ du 1er aout 1836), s'appuyant sur le ton different
des deux "envois" pour supposer un incident survenu dans l'intervalle,
invoque l'opinion de Mme Martelet qui aurait eu jadis entre les mains
une lettre ou Musset se plaignait amerement a George Sand d'etre
portraiture dans _Lelia_. Cette lettre ne saurait avoir le sens qu'on
lui prete. George Sand connaissait l'oeuvre du poete: elle lui emprunta
une epigraphe, une strophe de _Namouna_ (decembre 1832), placee en
tete du deuxieme volume. Mais si elle rendit quelques traits de son
caractere, ce fut pure divination. Dans une de ses dernieres lettres,
en 1835, Musset lui ecrira: "Ta _Lelia_ n'est point un reve; tu ne t'es
trompee qu'a la fin; il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Stenio;
il est a tes cotes, il assiste a toutes tes douleurs... Ah! oui, c'est
moi! moi! tu m'as pressenti..."

Ajoutons que cette similitude a fait attribuer plus d'une fois au poete
_l'Inno ebrioso_, le chant d'orgie de Stenio, dans _Lelia_. Ainsi
M. Derome critiquant (_le Livre_ du 10 mai 1883) l'excellente
_Bibliographie des oeuvres d'Alfred de Musset_ de M. Maurice Clouard, ne
met pas en doute la paternite de ces vers.--Je ne saurais en designer
l'auteur. Mais si ces neuf strophes tumultueuses ne sont pas de George
Sand elle-meme, on ne peut du moins que les juger indignes du grand
poete qui ecrivait, dans le meme temps, _Rolla_. son dandysme. Paul de
Musset, dans une scene de _Lui et Elle_, nous les a representes, sous
les masques transparents de _Caliban_ et _Diogene,_ tenus a distance,
sinon tout a fait eloignes, par le nouveau maitre de ceans.

Caliban et Diogene, des leur entree, se donnerent le plaisir de montrer
jusqu'ou allaient leurs immunites et privileges. Le premier eut soin
de tutoyer son amie et s'assit, comme elle, a la turque; le second se
coucha de son long sur le canape. Olympe, sentant que la mauvaise tenue
de ses commensaux lui pouvait nuire, s'etait aussitot relevee de son
coussin et assise dans un fauteuil.

Falconey[44] ne fit point semblant de remarquer les postures malseantes
des deux rustres, et deploya ses manieres de gentilhomme en affectant
une courtoisie respectueuse, dont Olympe le remercia du regard. Diogene
s'en apercut, et pour se venger, il lanca quelques plaisanteries
blessantes contre les gens du faubourg Saint-Germain, sur leurs airs
d'autrefois, leurs idees surannees et leur politique retrospective.
Edouard, nourri dans ce monde-la, l'aimait et le respectait. Il ne se
croyait point oblige de renier ses amis pour avoir acquis des talents et
de la reputation.

[Note 44: _Edouard de Falconey_, compositeur de musique: Alfred de
Musset. Voici les autres pseudonymes de _Lui et Elle: Olympe de B..._,
compositeur de musique: George Sand; _Jean Cazeau_: Jules Sandeau;
_Pierre_: Paul de Musset; _Hercule,_ troisieme familier d'Olympe:
Laurens; _l'editeur:_ Buloz; _le docteur Palmeriello_: le docteur
Pagello; _Ilans Flocken_: Franz Liszt; _Edmond Verdier_: Alfred
Tallet.--C'est a tort que plusieurs (notamment Ad. Racot, article cite,
_le Livre_, n deg. du 10 aout 1885) ont designe, sous le personnage de
_Caliban,_ Henri de Latouche: celui-ci n'etait deja plus des familiers,
de G. Sand quand intervint Musset.]

--Ce monde que vous attaquez, dit-il a Diogene, forme une classe
considerable de la societe de Paris, et ce n'est pas la moins aimable.
Je tiens a honneur d'y etre admis et je vous demande grace pour elle.
Si vous ne la trouvez pas consequente avec le siecle ou elle vit, elle
l'est avec ses principes et ses traditions.

Elle en a conserve ce qu'on remarque en elle de beau, de brave et
d'honorable. Quand on la regarde de pres, on peut s'etonner de voir tout
ce qu'un bon naturel, une probite severe, un honneur sans tache peuvent
encore faire d'un galant homme dans le siecle ou nous vivons. Je
rencontre souvent dans cette compagnie des gens que j'ai reconnus pour
avoir un coeur ferme, une ame noble et genereuse, et je ne saurais dire
ce qui leur manque lorsqu'ils ont, en outre, l'esprit cultive, beaucoup
de politesse...

--Et une tenue decente, ajouta Olympe.

--Est-ce pour moi que vous dites cela? demanda Diogene.

--Pour vous-meme, et a vous-meme.

--Fort bien; je comprends: vous ne me trouvez pas assez bien eleve pour
votre salon. Vous voulez faire maison neuve et balayer les anciens amis.
Contentez votre envie. Si vous desirez me revoir, vous savez ou je
demeure: ecrivez-moi.

--Je n'en suis pas en peine, repondit Olympe: vous reviendrez bien sans
qu'on vous rappelle[45].

[Note 45: Paul de Musset, _Lui et Elle_, ch. V, p. 51. Petit in-12,
Paris, Lemerre.]

Gustave Planche etait une vieille connaissance de Musset. En dehors de
toutes questions litteraires, leur antipathie reciproque datait des
suites d'un bal de 1829 ou 1830 chez Achille Deveria. Ce bal etait reste
fameux. Musset y portait un ravissant costume de page Charles VI, sous
lequel l'avait portraiture le peintre lui-meme. Son ami Paul Foucher
etait en archer de la meme epoque,--accoutrement sous lequel Alfred
l'avait croque dans maintes caricatures[46]. On vantait deja les succes
d'elegance et de charme du poete de _Don Paez_ et de _Mardoche_. Gustave
Planche n'etait point sans envie, sous l'apparente equite de son ame.
Sa naissance modeste ne lui donnait pas droit encore aux memes
frequentations que la plupart des Romantiques, dans un monde dont plus
tard son talent lui eut permis l'acces. Il etait de cette eternelle
caste des plebeiens parvenus dans les lettres: leurs debuts penibles
etalent un orgueil devore de rancunes.

[Note 46: Une autre fois, chez Mme Panckoucke, Paul Foucher, toujours
dans son costume d'archer, ayant beaucoup valse avec Mme Melanie Waldor,
un bas-bleu assez ridicule, le poete s'etait permis de celebrer cette
danse inoubliable dans une petite piece dont l'impertinence fit
scandale: _A une Muse_ ou _Une Valseuse dans le cenacle romantique,_
six strophes signees "Vidocq". Le comedien Regnier en avait recu
l'autographe de Musset lui-meme. Voir la _Gazette anecdotique_ des 15
septembre et 15 octobre 1881. Les premiers vers en donneront une idee:

  Quand Mme W... a P... F... s'accroche,
  Montrant le tartre de ses dents,
  Et dans la valse on feu comme l'huitre a la roche
  S'incruste a ses muscles ardents...

--Melanie Waldor (1796-1871) poete mediocre, alors maitresse d'Alexandre
Dumas, serait l'inspiratrice d'_Antony._ (Cf. Ch. GLINEL, _le Livre_ du
10 oct. 1886.)]

Au bal d'Achille Deveria avaient paru deux jeunes filles, Mlles
Champollion et Hermine Dubois, delicieuses toutes deux et qu'Alfred de
Musset semblait preferer l'une et l'autre. Il les revit plusieurs hivers
dans le meme salon. Planche, qui y etait admis maintenant, y rencontrait
Alfred de Musset. Mais il ne dansait pas. "Il s'avisa de dire un soir
que, du coin ou il se tenait assis, il avait vu le valseur infatigable
deposer un baiser furtif sur l'epaule d'une de ses valseuses. On
en chuchota aussitot. La jeune fille recut l'ordre de refuser les
invitations de son danseur habituel. Aux regards melancoliques de la
victime, Alfred comprit qu'elle obeissait a l'autorite superieure, et,
comme il n'avait rien a se reprocher, il demanda des explications avec
tant d'insistance qu'on ne put les lui refuser. On remonta jusqu'a la
source du mechant propos. Planche essaya de nier; mais, au pied du mur,
il fut oblige d'avouer qu'il l'avait tenu. L'indignation du pere
se tourna contre lui. A la sortie du bal, ce pere irrite guetta le
calomniateur et lui donna de sa canne sur le dos[47]."

[Note 47: PAUL DE MUSSET, _Biographie d'Alfred de Musset_, p. 80.
Petit in-12, Paris, Lemerre.]

L'aventure fit quelque bruit dans le Cenacle. La mesaventure de Planche
excita les quolibets. Mme Lardin de Musset, m'evoquant les souvenirs
de son enfance,--elle etait de beaucoup plus jeune que ses freres,--me
rapporte une plaisanterie qui fit le tour de Paris: "Quand le feu de
Planche s'eteint, disait-on, il ne demande plus: "Donnez-moi du bois",
mais: "Donnez-moi des buches." Ajoutons que c'est a Mlle Hermine Dubois
qu'Alfred de Musset adressa ses parfaites strophes: _A Pepa_, un des
plus purs joyaux de son oeuvre.

L'inimitie de Planche pour Musset devait s'accroitre avec la renommee
du poete. Il jugea ses livres selon la bienveillance qu'on peut penser.
L'amitie de George Sand pour ce nouveau venu de la gloire porta le
dernier coup a son ame jalouse. Un refroidissement entre elle et Planche
est sensible des le milieu de juillet 1833. L'execution du pauvre
_Diogene,_ que Paul de Musset nous a contee, avait immediatement precede
l'installation du poete au quai Malaquais. Sans se brouiller pour cela
avec Planche, George Sand le maintint dans des rapports plus reserves.
Il ne devait lire _Lelia_ qu'un mois apres Musset, huit jours apres
l'apparition du volume, ainsi qu'en temoigne l'envoi autographe de
l'auteur: "_A Gustave Planche, son veritable ami_, GEORGE SAND, 15 aout
1833[48]." Mais cette sympathie ne lui suffisait pas. Un depit violent
couvait, dans son ame. Il espera forcer les sentiments de son amie par
une action d'eclat.

[Note 48: C'est le catalogue de l'importante bibliotheque romantique
de M. Noilly, vendue en 1881, qui me fournit ce document.]

Les attaques commencaient a pleuvoir sur _Lelia_. L'_Europe litteraire_
se signala particulierement dans ce sens. Cette publication toute
recente publia coup sur coup deux articles signes Capo de Feuillide, ou
George Sand etait violemment prise a partie[49]. "Je suis tres insultee,
comme vous savez, mon ami, ecrivait-elle a Sainte-Beuve, et j'y suis
fort indifferente, mais je ne suis pas indifferente a l'empressement et
au zele avec lesquels mes amis prennent ma defense. On m'a dit de votre
part que vous vouliez repondre a _l'Europe litteraire_ dans la _Revue
des Deux Mondes_ et dans le _National._ Faites-le donc, puisque votre
coeur vous le conseille [50]." La meme lettre est toute consacree a ses
rapports nouveaux avec Alfred de Musset et a son attitude vis-a-vis de
Planche. Elle a pris le parti de l'eloigner non sans lui promettre une
eternelle estime. Mais Planche ne s'est point resigne; il ne desespere
pas de reconquerir un coeur dont le desir l'obsede,--fort de l'amitie
qu'on lui garde et qu'on lui a loyalement reconnue, en le congediant
a demi. Il a refute le premier article par une reponse "a la critique
entetee", dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 aout; il replique a
la seconde attaque en envoyant, le 26 aout, ses temoins a Capo de
Feuillide. On n'en recut pas la nouvelle au quai Malaquais sans un
certain agacement. Le petit clan de la _Revue des Deux Mondes_ en fut
tout remue. Planche prit pour temoins Buloz et M. E. Regnault; Capo de
Feuillide, MM. Lefevre et Latour-Mezeray. On se battit au pistolet; mais
la rencontre n'eut d'autre resultat que de deplaire singulierement a
George Sand. Les journaux litteraires s'emparerent de l'incident pour
s'etonner des droits que croyait avoir Gustave Planche a la defense de
l'auteur attaque[51]. Une _Complainte_ badine, assez spirituelle, en
vingt-quatre strophes de six vers, relatant les episodes de ce duel, et
qui circula parmi les lettres, lui restitue sa portee mediocre[52]. Un
beau sonnet d'Alfred de Musset a son amie, date de ce mois d'aout 1833,
nous renseigne sur la noble indifference ou insultes, commentaires et
polemique laissaient l'auteur de _Lelia_, alors dans la serenite de son
amour:

[Note 49: _L'Europe litteraire_, numeros du 9 aout (la Vie
litteraire: autrefois et aujourd'hui) et du 22 aout (Etude critique
sur _Lelia_). Capo de Feuillide (1800-1863) etait entre a _l'Europe
litteraire_ au moment de sa fondation par Victor Bohain, en 1833.]

[Note 50: Lettre du 25 aout 1833. _Revue de Paris_, numero du 15
novembre 1896, p. 288.--L'article de Sainte-Beuve ne parut au _National_
que le 29 septembre 1833.]

[Note 51: Dans une revue litteraire, _le Petit Poucet_, du 1er
septembre 1833, se trouve une amusante _impression_ de l'evenement,
dont nous detachons ces lignes: "Le combat avait lieu... a cause
de _Lelia_,--roman de Mme Sand selon les uns, de M. Sand selon les
autres,--dont M. Feuillide avait fait la critique dans son journal. Or,
si _Lelia_ est de M. Sand, je ne sais trop a quel titre M. Planche s'est
constitue le _bravo_, le _majo_ de cet ecrivain. A moins que M. Sand
ne soit impotent ou cul-de-jatte, la conduite de M. Planche est
incomprehensible. Si M. Sand est une femme, ce dont il est permis de
douter en lisant _Lelia_, ce reve de devergondage et de cynisme, cette
femme doit savoir peu de gre a M. Planche de l'avoir compromise par une
demarche beaucoup moins chevaleresque qu'inconsequente et irreflechie."]

[Note 52: _Complainte historique et veritable sur le fameux duel qui
a eu lieu entre plusieurs hommes de plume, tres inconnus dans Paris,
a l'occasion d'un livre dont il a ete beaucoup parle de differentes
manieres_, etc. Publiee dans _Cosmopolis_ du 1er mai 1896, par M. le
V. de Spoelberch de Lovenjoul, qui l'accompagne de cette note: "Apres
l'avoir d'abord attribuee a la collaboration d'Alfred de Vigny et de
Brizeux, le veritable auteur s'etant bientot fait connaitre, G. Sand
l'avait precieusement gardee et authentiquee de sa main."]


  Telle de l'_Angelus,_ la cloche matinale
  Fait dans les carrefours hurler les chiens errants,
  Tel ton luth chaste et pur, trempe dans l'eau lustrale,
  O George, a fait pousser de hideux aboiements.

  Mais quand les vents sifflaient sur ta muse au front pale,
  Tu n'as pas renoue ses longs cheveux flottants;
  Tu savais que Phoebe, l'etoile virginale
  Qui souleve les mers, fait baver les serpents.

  Tu n'as pas repondu, meme par un sourire,
  A ceux qui s'epuisaient en tourments inconnus
  Pour mettre un peu de fange autour de tes pieds nus.

  Comme Desdemona, t'inclinant sur ta lyre,
  Quand l'orage a passe tu n'as pas ecoute
  Et les grands yeux reveurs ne s'en sont pas doute[53]!

[Note 53: _A George Sand_, sonnet trouve dans les cartons de
Sainte-Beuve, publie pour la premiere fois par la _Revue moderne_ de
juin 1865.]

Bien assuree maintenant de son amour et de son bonheur, George Sand
n'hesitait plus a s'en ouvrir a Sainte-Beuve. Elle lui ecrivait le 25
aout:

...Je me suis enamouree, et cette fois tres serieusement, d'Alfred de
Musset. Ceci n'est plus un caprice; c'est un attachement senti... Il ne
m'appartient pas de promettre a cette affection une duree qui vous
la fasse paraitre aussi sacree que les affections dont vous etes
susceptible. J'ai aime une fois pendant six ans[54], une autre fois
pendant trois[55], et maintenant je ne sais pas ce dont je suis capable.
Beaucoup de fantaisies ont traverse mon cerveau, mais mon coeur n'a pas
ete aussi use que je m'en effrayais: je le dis maintenant parce que je
le sens.

[Note 54: Aurelien de Seze, de 1825 a 1830: affection toute
platonique, comme en temoigne, parait-il, un journal intime de G. Sand
que possede M. de Lovenjoul.]

[Note 55: Jules Sandeau, de 1830 a mars 1833.]

Je l'ai senti quand j'ai aime P(rosper) M(erimee). Il m'a repoussee,
j'ai du me guerir vite. Mais ici, bien loin d'etre affligee et meconnue,
je trouve une candeur, une loyaute, une tendresse qui m'enivrent. C'est
un amour de jeune homme et une amitie de camarade. C'est quelque chose
dont je n'avais pas l'idee, que je ne croyais rencontrer nulle part et
surtout la. Je l'ai niee, cette affection, je l'ai repoussee, je l'ai
refusee d'abord, et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de
l'avoir fait. Je m'y suis rendue par amitie plus que par amour, et
l'amour que je ne connaissais pas s'est revele a moi sans aucune des
douleurs que je croyais accepter.

Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi. Il y a bien en moi des heures
de tristesse et de vague souffrance: cela est en moi et vient de moi...
Je suis dans les conditions les plus vraies de regeneration et de
consolation. Ne m'en dissuadez pas[56].

[Note 56: _Revue de Paris_ du 15 novembre 1896, p. 288.]

"Ce furent d'heureux jours, ce n'est pas de ceux-la qu'il faut parler,"
a ecrit Musset, evoquant, dans la _Confession d'un Enfant du Siecle_,
cette periode fortunee de son amour[57]. La vie chez George Sand etait
joyeuse. A cote de ses dessins humoristiques, le poete nous a laisse un
croquis plaisant et facile de cet interieur d'etudiants.

[Note 57: _Confession_, 3 deg. et 4 deg. parties.]

  George est dans sa chambrette
  Entre deux pots de fleurs,
  Fumant sa cigarette,
  Les yeux baignes de pleurs.

  Buloz assis par terre,
  Lui fait de doux serments;
  Solange par derriere
  Gribouille ses romans[58].

  Plante comme une borne,
  Boucoiran tout mouille
  Contemple d'un oeil morne
  Musset tout debraille.

  Dans le plus grand silence,
  Paul[59], se versant du the,
  Ecoule l'eloquence
  De Menard tout crotte.

  Planche saoul de la veille
  Est assis dans un coin
  Et se cure l'oreille
  Avec le plus grand soin[60].

[Note 58: La fille de G. Sand, qui habitait maintenant arec sa mere.]

[Note 59: Paul de Musset.]

[Note 60: Cette piece a ete publiee jusqu'ici par M. Clouard _(Revue
_de Paris_ du 15 aout 1896). Les trois strophes qui suivent sont
Inedites.]

  La mere Lacouture[61]
  Accroupie au foyer
  Renverse la friture
  Et casse un saladier;

  De colere pieuse
  Gueroult[62] tout palpitant,
  Se plaint d'une dent creuse
  Et des vices du temps.

  Pale et melancolique,
  D'un air mysterieux,
  Papet[63], pris de colique,
  Demande ou sont les lieux...

[Note 61: La cuisiniere de George Sand. ]

[Note 62: Adolphe Gueroult (1810-1872), publiciste, economiste
et politicien. Il venait de passer, comme G. Sand, par l'ecole
saint-simonienne.]

[Note 63: Gustave Papet, compatriote et fidele ami de G. Sand.]

Paul de Musset nous a decrit quelques divertissements de la societe de
ce couple genial, vraiment heureux et jeune, qui, au lendemain de la
publication de _Lelia_ et de _Rolla_[64], donnait dans son intimite des
soirees de deguisement, pour l'enfantin plaisir dejouer des roles.
Tel ce diner memorable ou Deburau, le celebre Pierrot des Funambules,
deguise en diplomate anglais, mystifia parfaitement le philosophe
Lerminier, sur la tete duquel Alfred de Musset, travesti en servante
cauchoise, versa, comme par maladresse, une carafe d'eau[65].

[Note 64: _Rolla_ parut dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15 aout
1833.]

[Note 65: _Biographie_, pp. ll5-120.]

C'est sans doute a cet heureux mois de septembre qu'il faut rapporter ce
sonnet du poete a sa bien-aimee:

  Puisque votre moulin tourne avec tous les vents,
  Allez, braves humains, ou le vent vous entraine;
  Jouez, en bons bouffons, la comedie humaine,
  Je vous ai trop connus pour etre de vos gens.

  Ne croyez pourtant pas qu'en quittant votre scene
  Je garde contre vous ni colere ni haine,
  Vous qui m'avez fait vieux peut-etre avant le temps.
  Peu d'entre vous sont bons, moins encor sont mechants.

  Et nous, vivons a l'ombre, o ma belle maitresse,
  Faisons-nous des amours qui n'ont pas de vieillesse,
  Que l'on dise de nous, quand nous mourrons tous deux:

  "Ils n'ont jamais connu la crainte ni l'envie;
  Voila le sentier vert, ou, durant cette vie,
  En se parlant tout bas, ils souriaient entre eux[66]."

[Note 66: Ce sonnet, comme les deux pieces d'A. de Musset, citees aux
pp. 44 et 45 ont paru dans divers journaux ou revues, mais ne figurent
pas dans les oeuvres du poete.]

George fut quelques jours souffrante; Alfred la soigna tendrement. Ce
qui avait ete le plus malade en elle, son coeur, "n'etait plus en danger
de desespoir et de mort". Elle l'ecrivait, le 21 septembre, a son
confesseur ordinaire:

"Je suis heureuse, tres heureuse, mon ami. Chaque jour je m'attache
davantage a _lui_; chaque jour je vois s'effacer enfin les petites
choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois mieux briller les
belles choses que j'admirais. Et puis encore, par-dessus tout ce qu'il
est, il est _bon enfant_, et son intimite m'est aussi douce que sa
preference m'a ete precieuse.... Apres tout, voyez-vous, il n'y a que
cela de bon sur la terre[67]."

[Note 67: _Portraits contemporains_, p.516.]

Voila ce qu'ecrivait Lelia dans la sincerite de son nouvel amour. Que
devait penser Sainte-Beuve, trente ans plus tard, en recevant de la meme
femme la lettre pourtant reflechie ou, dans son perpetuel besoin de
justification, elle n'hesitait pas a lui dire: ".... Il etait deja mort
quand _elle_ l'avait connu! Il avait retrouve avec elle un souffle, une
convulsion derniere[68]!..."

[Note 68: Publiee par M. de Lovenjoul, _Cosmopolis_, numero de juin
1896.]

Que devait-il penser, sinon que la femme est impitoyable du moment
qu'elle n'aime plus....

La liaison d'Alfred de Musset etait maintenant connue de tous. Installe
a peu pres completement chez George Sand depuis les premiers jours
d'aout, il y devait rester jusqu'en decembre. Sa mere s'etait apercue
de ce changement dans sa vie: il ne faisait plus chez elle que de rares
apparitions[69]. Mais elle l'acceptait, en mere indulgente et faible,
qui se savait adoree de son fils. Alfred avait vingt-deux ans; son pere
etait mort depuis dix-huit mois; sa jeune renommee autorisait cette
independance.

[Note 69: Mme de Musset occupait avec ses enfants--Paul, l'aine,
Alfred et leur soeur Hermine,--59, rue de Grenelle, une habitation entre
cour et jardin qui a pour facade, sur la rue, la celebre fontaine de
Bouchardon.]

Vers la fin de septembre, nos amoureux sentirent le besoin d'aller
cacher leur bonheur dans la foret de Fontainebleau. Ils s'installerent
a Franchard ou il passerent une quinzaine. "Laurent fut admirable,
d'enthousiasme de reconnaissance et de foi, dans les premiers jours
de cette union, a ecrit l'auteur _d'Elle et Lui._ Il s'etait eleve
au-dessus de lui-meme, il avait des elans religieux, il benissait sa
chere maitresse de lui avoir fait connaitre enfin l'amour vrai, chaste
et noble qu'il avait tant reve...." Paul de Musset insiste egalement
dans _Lui et Elle_ sur la prosperite de cette lune de miel. George Sand
etait alors, pour son amant, adorable de charme jeune et de tendresse.
Le souvenir de ces journees heureuses hanta souvent, plus tard, les
heures tristes de Musset: qu'etait devenue "la femme de Franchard?..."

Celle-ci, retracant cette existence radieuse dans la foret, assombrit
tout a coup le tableau par l'expose de querelles legeres qui devaient,
dit-elle, empoisonner leur naissant amour. D'une espece d'hallucination
qu'eut Musset, dans le ravin du cimetiere, ou il vit _son double_, mais
vieilli et repoussant comme un spectre de malheur, elle conclut a un
desequilibre profond du poete, le rendant incapable "de gouter la vie
douce et reglee qu'elle voulait lui donner". Musset racontait lui-meme
cette vision singuliere[70]; mais rien n'autorise a croire que leurs
joies furent des lors traversees de soucis et de craintes. Les
caricatures du poete, datees de ces heureux jours d'automne, etaient
toutes plaisantes. L'une d'elles represente George Sand a cheval, vue
de dos, et a droite la croupe du cheval de son ami de qui le chapeau
s'envole,--avec cette legende: "Admirable sang-froid du cheval nomme
_Gerdes_, a la vue d'un danger imprevu.--Scene des montagnes ou l'on
voit la qualite de mon chapeau et le derriere de mon oisillon."

[Note 70: Peut-etre y fait-il allusion dans la _Nuit de Decembre_.]

Rentres a Paris, ils passerent deux mois parfaitement paisibles. Ces
deux mois n'ont donc pas d'histoire. Paul de Musset parle d'un diner
litteraire qu'ils donnerent a leurs amis, duquel etaient exclus
Planche, Boucoiran et Laurens ("Don Stentor" ou "Hercule", dans _Lui et
Elle[71]_"), ce qui causa grande rumeur parmi les habitues. Ils avaient
renouvele le personnel du salon violet. Ils travaillaient aussi peu l'un
que l'autre. Dans les soirees intimes du quai Malaquais, on trouvait
Alfred dessinant, George fumant force cigarettes, silencieuse, ecoutant
Toujours.

[Note 71: Un grand ami de G. Sand a ses debuts. Le peintre
Bonaventure Laurens, de Carpentras(1801-1890), je suppose, qui rapporta
de Majorque (1840) ou elle sejournait alors avec Chopin, des _Souvenirs
d'un voyage d'art._ On n'a rien ecrit des relations de George Sand
avec Laurens, tot disparu de son orbite, que Paul de Musset represente
pourtant comme le devoue camarade, "le terre-neuve" de l'etudiante (Lui
_et Elle,_ p. 19).]

Les dessins de Musset, nous l'avons dit, outre qu'ils ont une reelle
valeur d'art, constituent un document iconographique et litteraire
precieux. Ils n'ont pas ete publies. M. Adolphe Brisson, qui a eu la
bonne fortune de voir recemment a Bruxelles, chez M. le vicomte de
Lovenjoul, les albums de la societe du quai Malaquais (1833-1834),
contenant portraits et charges des habitues de la "mansarde" de George
Sand, en a donne une interessante description, dans un recit de sa
visite a l'erudit bibliophile belge. Passons-lui un moment la parole[72]:

"Les revelations qui viennent de se produire, la publication des lettres
de G. Sand pretent un grand interet a ces pages crayonnees; on penetre,
en les parcourant, dans l'existence meme des deux amants; il semble
qu'on les apercoive et qu'on les entende: Musset, gamin, rieur, nerveux
a l'exces; George Sand, protectrice et maternelle. Sur le premier
feuillet, Musset a griffonne des lignes qui s'entre-croisent dans un
desordre pittoresque et que je transcris exactement:

  _Le public est prie de ne pas se meprendre_
  CECI EST L'ALBUM DE GEORGE SAND
  _le receptacle informe de ses aberrations mentales_
  _et autres_.

  _Je soussigne, Mussaillon_ Ier,
  _declare que mon album n'est pas si cochonne_ (sic) _que ca_.
  _Celui qui a inscrit mon nom_
  _sur ce stupide album n'est qu'un vil facetieux. Il est
  vexant d'etre accuse des turpitudes de G. Sand_.

  MUSSAILLON Ier.

[Note 72: _Promenades et visites: le vicomte de Spoelberch de
Lovenjoul_, dans le _Temps_ du 4 novembre 1896.--Faisons remarquer a
M. Brisson que l'album decrit n'est pas "l'album de Venise", lequel
appartient a Mme Lardinde Musset.]

"Suivent des silhouettes, des caricatures, toutes de la main du poete et
representant pour la plupart son amie, couchee, debout, fumant la
pipe, accoudee sur un balcon, vetue tantot a la francaise et tantot a
l'orientale. Le profil est nettement dessine et tres pur et, sans doute,
tres ressemblant, le nez legerement busque, la bouche sensuelle, l'oeil
imperieux[73]. Musset se divertit aussi a croquer les amis absents: la
moue dedaigneuse de Merimee, avec cette legende: _Curvajal renfoncant
une expansion;_ la face chagrine et chafouine de Sainte-Beuve, et
au-dessous: _Le bedeau du temple de Guide canonisant une demoiselle
infortunee_. Il se met lui-meme en scene, les cheveux au vent, la
redingote pincee a la taille, les chevilles serrees dans un pantalon a
la hussarde, et il inscrit dans un coin: _Don Juan allant emprunter dix
sous pour payer son ideale_ (sic) _et enfoncer Byron._ Voici plus loin
une sorte de rebus: un oeil, une bouche, une meche de cheveux, une
verrue surmontee d'un poil follet, un bonnet grec. Ce sont les traits
distinctifs de M. Buloz, ainsi qu'il appert de l'explication fournie par
Musset: _Fragments de la Revue trouves dans une caisse vide_. Enfin,
voici des types de fantaisie, qui rappellent par leurs denominations
grotesques le tabellion du _Chandelier_ et le futur baron d'_On ne
badine plus avec l'amour _... [74]. Je copie: "Le chevalier _Colombat du
Roseau Vert_ et l'abbe _Potiron de Vent du soir_ devisent en humant une
prise de tabac; le baron _Pretextat de Clair de lune_ reve en songeant
a sa belle; le marquis _Gerondif de Pimprenelle_ erre dans ses jardins.
Ces croquis temoignent d'une verve charmante et d'une imagination quasi
puerile... Musset devait etre extremement gai, quand il n'etait pas
tourmente par la debauche ou la maladie. Il etait infiniment plus jeune
de caractere que sa compagne; elle le traitait en enfant gate et le
dominait par son lyrisme sentimental qu'il avait peut-etre le tort de
prendre trop au serieux...".

[Note 73: Ces portraits de George Sand sont de 1833. Ajoutons a
l'enumeration des suivants que va donner M. Brisson,--caricatures pour
la plupart datees de 1834,--ceux d'Alexandre Dumas, "Antony-Louverture
charpentant un viol"; de Charles Didier, "Vadius enfoncant Lucrece" et,
trois charges de Paul Foucher.]

[Note 74: Ces derniers dessins,--a la plume, tres soignes, serres
comme des illustrations du xviii deg. siecle--sont encore de l'automne
1833.]

Mais bientot cette vie leur sembla monotone; le monde jasait trop
ouvertement de leur intimite, et ils parlerent d'aller voir l'Italie. Ce
projet caresse a deux ne tarda pas a devenir une idee fixe.

Alfred de Musset sentait bien que son depart pour l'Italie n'etait qu'a
moitie resolu tant qu'il n'avait pas obtenu le consentement de sa
mere. Un matin,--nous venions de dejeuner en famille,--il paraissait
preoccupe. Connaissant ses intentions, je n'etais guere moins agite que
lui. En sortant de table, je le vis se promener de long en large, d'un
air d'hesitation. Enfin il prit son grand courage, et, avec bien des
precautions, il nous fit part officiellement de ses projets, en ajoutant
qu'ils restaient subordonnes a l'approbation de sa mere. Sa demande
fut accueillie comme la nouvelle d'un veritable malheur. "Jamais, lui
repondit sa mere, je ne donnerai mon consentement a un voyage que je
regarde comme une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition
sera inutile et que tu partiras, mais ce sera contre mon gre et sans ma
permission."

  Un moment, il eut l'espoir de vaincre cette resistance en expliquant
  dans quelles conditions ce voyage devait se faire; mais lorsqu'il vit
  que son insistance ne servait qu'a provoquer l'eruption des larmes, il
  changea tout a coup de resolution, et fit a l'instant le sacrifice de
  ses projets.--"Rassure-toi, dit-il a sa mere, je ne partirai point;
  s'il faut absolument que quelqu'un pleure, ce ne sera pas toi."

  Il sortit, en effet, pour donner contre-ordre aux preparatifs de
  depart. Ce soir-la, vers neuf heures, notre mere etait seule avec sa
  fille au coin du feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait
  a la porte dans une voiture de place, et demandait instamment a lui
  parler. Elle descendit accompagnee d'un domestique. La dame inconnue
  se nomma; elle supplia cette mere desolee de lui confier son fils,
  disant qu'elle aurait pour lui une affection et des soins maternels.
  Les promesses ne suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y
  employa toute son eloquence, et il fallait qu'elle en eut beaucoup,
  puisqu'elle vint a bout d'une telle entreprise. Dans un moment
  d'emotion, le consentement fut arrache, et, quoi qu'en eut dit Alfred,
  ce fut sa mere qui pleura.

  Par une soiree brumeuse et triste, je conduisis les voyageurs jusqu'a
  la malle-poste, ou ils monterent au milieu de circonstances de mauvais
  augure[75].

[Note 75: PAUL DE MUSSET, _Biographie_, p. 121.]

Ces circonstances de mauvais _augure_, Paul de Musset les raconte dans
_Lui et Elle_: ce n'etait rien moins que le fait du treizieme rang
occupe dans la cour des Messageries par la voiture de Lyon qui emmenait
George et Alfred, le heurt violent d'une borne par une des roues, en
passant sous la porte cochere, et le renversement d'un porteur d'eau
en traversant le faubourg Saint-Germain... Mais le poete n'etait pas
superstitieux, et l'_oisillon_ riait de tout son coeur.



IV

Ils s'arreterent deux jours a Lyon et descendirent a Avignon par le
Rhone. Sur le bateau, ils rencontrerent Stendhal qui rejoignait son
consulat de Civita-Vecchia. Ce compagnon inattendu les divertit quelques
jours par son esprit mordant et ses blagues de celibataire sans
prejuges. George Sand, dans l'_Histoire de ma vie_, insiste sur
l'impression a la fois agreable et penible qu'il lui laissa. Causeur
penetrant et sans charme, observateur profond, il se moqua surtout de
ses illusions sur l'Italie. Leur descente du Rhone eut d'amusantes
peripeties. "Nous soupames avec quelques autres voyageurs de choix,
ecrit-elle, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau
a vapeur n'osant franchir le Pont-Saint-Esprit avant le jour. Il
(Stendhal) fut la d'une gaite folle, se grisa raisonnablement, et,
dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrees, devint
quelque peu grotesque et pas joli du tout[76]." Deux dessins de Musset,
dans l'album du voyage a Venise, presentent la charge de Stendhal,
d'abord de profil, enorme et grave sous sa redingote opulente, puis
gracieux avec ses bottes fourrees et son manteau a triple collet,
dansant devant une servante d'auberge. Arrives a Avignon, il choqua
ses compagnons par d'inconvenantes plaisanteries sur un Christ de la
cathedrale. Ils se separerent a Marseille[77].

[Note 76: _Histoire de ma vie_, cinquieme partie, chap. III.]

[Note 77: Deux lettres de G. Sand sont datees de Marseille (qu'elle a
trouvee "stupide", comme Avignon et Lyon), des 18 et 20 decembre 1833.
(_Correspondance_, I.)]

Musset et son amie s'arreterent quelques jours a Genes. Elle y eut un
acces de fievre. Une lettre de lui a sa mere nous le montre emerveille
des galeries de tableaux et des jardins de cette ville. C'est durant
ce sejour de Genes, a en croire Paul de Musset, que leur serait
malheureusement apparu le contraste de leurs natures et de leurs
educations, dans la compagnie de deux jeunes Italiens connus sur le
bateau qui les avait amenes de Marseille.

George Sand elle-meme, dans _Elle et Lui_[78], place a Genes leurs
premiers malentendus. Mais son roman est peu precis, quant a la
succession des etapes de leur histoire. La lassitude qu'elle reproche
ici a Laurent devant Therese malade, doit se rapporter aux premiers
jours de Venise[79].

[Note 78: _Lui et Elle_, 83 et sq.]

[Note 79: _Elle et Lui_, 121 et sq.]

De Genes, tous deux se rendirent par mer a Livourne. Une caricature
d'Alfred les represente, sur le bateau, en costume de voyageurs, _Elle_,
appuyee au bastingage, la cigarette aux levres, _Lui_, en proie au mal
de mer, avec cette legende: _Homo sum et nihil humani a me alienum
puto_.

George Sand raconte qu'en proie aux frissons et defaillances de la
fievre, elle visita Pise et le Campo Santo, dans une grande apathie; que
presque indifferents a la suite de leur voyage, ils jouerent a pile ou
face Rome ou Venise; qu'ils se rendirent a Venise par Florence[80]. Leur
sejour a Florence fut de courte duree, George Sand toujours malade,
et Musset preoccupe d'y situer un drame qu'il songeait a tirer des
chroniques locales. Ce drame est devenu _Lorenzaccio_. Ils traverserent
seulement Ferrare et Bologne, pour arriver, le l9 janvier 1834, a
Venise.

[Note 80: _Histoire de ma vie_, cinquieme partie, chap. III.]

On a retrouve recemment une saisissante page de George Sand, racontant
leur entree a Venise. C'est le premier chapitre d'un roman qu'elle n'a
pas ecrit; mais l'identite parfaite des personnages avec elle et son
compagnon en fait plutot un fragment de Memoires. Le voici[81]:

[Note 81: Publie par M. de Lovenjoul. _Cosmopolis_ de mai 1896.]

  Il etait dix heures du soir lorsque le miserable _legno_ qui nous
  cahotait depuis le matin sur la route seche et glacee s'arreta a
  Mestre. C'etait une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnames le
  rivage dans l'obscurite. Nous descendimes a tatons dans une gondole.
  Le chargement de nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot
  de venitien. La fievre me jetait dans une apathie profonde. Je
  vis rien, ni la greve, ni l'onde, ni la barque, ni le visage des
  bateliers. J'avais le frisson, et je sentais vaguement qu'il y avait
  dans cet embarquement quelque chose d'horriblement triste. Cette
  gondole noire, etroite, basse, fermee de partout, ressemblait a un
  cercueil. Enfin, je la sentis glisser sur le flot. Le temps etait
  calme et il ne me semblait pas que nous allassions vite, bien que
  trois hommes noirs nous fissent voguer rapidement. Ils faisaient entre
  eux une conversation suivie, comme s'ils eussent ete au coin du feu.
  Nous traversions sans nous en douter cette partie dangereuse de
  l'archipel venitien ou, au moindre coup de vent, des courants
  terribles se precipitent avec furie. Il faisait si noir que nous ne
  savions pas si nous etions en pleine mer ou sur un canal etroit et
  borde d'habitations. J'eus, un instant, le sentiment de l'isolement.
  Dans ces tenebres, dans ce tete-a-tete avec un enfant que ne liait
  point a moi une affection puissante, dans cette arrivee chez un
  peuple dont nous ne connaissions pas un seul individu et dont nous
  n'entendions pas meme la langue, dans le froid de l'atmosphere dont
  l'abattement de la fievre ne me laissait plus la force de chercher a
  me preserver, il y avait de quoi contrister une ame plus forte que la
  mienne. Mais l'habitude de tout risquer a tout propos m'a donne un
  fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies. Qui
  m'eut predit que cette Venise, ou je croyais passer en voyageur, sans
  lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques
  impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon etre, de mes
  passions, de mon present, de mon avenir, de mon coeur, de mes idees,
  et me ballotter comme la mer ballotte un debris, en le frappant sur
  ses greves jusqu'a ce qu'elle l'ait rejete au loin, et, faible jouet,
  avec mepris? Qui m'eut predit que cette Venise allait me separer
  violemment de mon idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte
  implacable, aux prises avec le desespoir, la joie, l'amour et la
  misere?

  Eh bien, qui me l'eut predit ne m'eut pas fait reculer; je lui aurais
  repondu par mon argument philosophique: Tout se peut! Donc, tout
  ce qui peut arriver peut aussi ne pas arriver, et tout ce qui peut
  arriver peut etre supporte, car tout ce qui peut etre supporte peut
  aussi ne pas arriver.

  Tout a coup Theodore, ayant reussi a tirer une des coulisses qui
  servent de double persiennes aux gondoles, et regardant a travers la
  glace, s'ecria:--Venise!

  Quel spectacle magique s'offrait a nous a travers ce cadre etroit!
  Nous descendions legerement le superbe canal de la Giudecca; le temps
  s'etait eclairci, les lumieres de la ville brillaient au loin sur ces
  vastes quais qui font une si large et si majestueuse avenue a la cite
  reine! Devant nous, la lune se levait derriere Saint-Marc, la lune
  mate et rouge, decoupant sous son disque enorme des sculptures
  elegantes et des masses splendides. Peu a peu, elle blanchit, se
  contracta, et, montant sur l'horizon au milieu de nuages lourds et
  bizarres, elle commenca d'eclairer les tresors d'architecture variee
  qui font de la place Saint-Marc un site unique dans l'univers.

  Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la
  Giudecca, nous vimes passer successivement sur la region lumineuse de
  l'horizon la silhouette de ces monuments d'une beaute sublime, d'une
  grandeur ou d'une bizarrerie fantastique: la corniche transparente
  du palais ducal, avec sa decoupure arabe et ses campaniles chretiens
  soutenus par mille colonnettes elancees; surmontees d'aiguilles
  legeres; les coupoles arrondies de Saint-Marc, qu'on prendrait la
  nuit pour de l'albatre quand la lune les eclaire; la vieille Tour de
  l'Horloge avec ses ornements etranges; les grandes lignes regulieres
  des Procuraties; le Campanile, ou Tour de Saint-Marc, geant isole, au
  pied duquel, par antithese, un mignon portique de marbres precieux
  rappelle en petit notre Arc triomphal, deja si petit, du Carrousel;
  enfin, les masses simples et severes de la Monnaie, et les deux
  colonnes grecques qui ornent l'entree de la Piazzetta. Ce tableau
  ainsi eclaire nous rappelait tellement les compositions capricieuses
  de Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture,
  dans notre memoire, ou dans notre imagination.

  --Que nous sommes heureux! s'ecria Theodore. Cela est beau comme le
  plus beau reve. Voila Venise comme je la connaissais, comme je la
  voulais, comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers.
  Et cette lune qui se leve expres pour nous la montrer dans toute sa
  poesie! Ne dirait-on pas que Venise et le ciel se mettent en frais
  pour notre reception? Quelle magnifique entree! Ne sommes-nous pas
  benis? Allons, voila un heureux presage. Je sens que la Muse me
  parlera ici. Je vais enfin retrouver l'Italie que je cherche depuis
  Genes sans pouvoir mettre la main dessus!

  Pauvre Theodore! Tu ne prevoyais pas...

Alfred de Musset eprouva une joie d'enfant a se sentir a Venise. La
somptueuse inconsolee, l'eternelle imperatrice des lagunes, cite
dolente de ses reveries, Venise, Venise la Rouge de ses premiers chants
romantiques, lui epargna la deception qu'il avait redoutee.

Il s'installa avec son amie sur le quai des Esclavons, dans un vieux
palais transforme en _albergo_, a l'entree du Grand Canal, devant la
_Salute_, pres de la glorieuse place Saint-Marc. C'etait l'hotel
Danieli ou _Albergo Reale_ dont le dernier occupant avait ete un comte
Nani-Mocenigo[82].

[Note 82: Ancien palais Bernado-Nani.--Mme Louise Colet raconte
longuement dans son voyage en Italie (1859) ses recherches de
l'appartement de Musset et de G. Sand a l'hotel Davieli: deux chambres,
sur une ruelle, aboutissant a un grand salon tendu de soie bleu fonce
qui regardait la _Riva dei Schiavoni._ Balzac aurait occupe le meme
logement en 1835.--Cf. L. COLET, _l'Italie des Italiens_, t. I, p. 249.
In-18, Paris, Dentu, 1862.]

Cet illustre nom venitien de Mocenigo se rattachait au sejour de Byron.
"Jadis lord Byron avait habite un palais sur le Grand Canal--"_Aveva
tutto il palazzo, lord Byron_", leur dit leur hote. Ce souvenir du poete
anglais est demeure si vivace chez Alfred de Musset que, huit ans plus
tard, on le retrouve dans son _Histoire d'un merle blanc_: "J'irai a
Venise et je louerai sur les bords du Grand Canal, au milieu de cette
cite feerique, le grand palais Mocenigo, qui coute quatre livres dix
sous par jour; la je m'inspirerai de tous les les souvenirs que l'auteur
de _Lara_ doit y avoir laisses[83]."

[Note 83: MAURICE CLOUARD, _Alfred de Musset et George Sand (Revue de
Paris_ du 15 aout 1896).]

Le charme dolent de Venise, la seduction nostalgique de la derniere
capitale du Reve, enivre pour jamais tous les poetes qui l'ont une fois
goute. C'etait le dernier voeu de Theophile Gautier d'endormir ses jours
dans un vieux palais de Venise. Ce souhait, la mort l'a realise pour
Robert Browning et Richard Wagner.

George Sand, toujours languissante de sa fievre de Genes, s'etait
cependant mise au travail. A peine installee, elle abordait la tache
qu'elle-meme s'etait imposee, d'envoyer le plus tot possible un roman
a Buloz. Aucune autre occupation, aucun plaisir ne devaient l'en
distraire. Il fallait gagner sa vie pour pouvoir jouir de Venise.
Et sans doute, elle pressait son compagnon de l'imiter[84]. Musset
regardait, ecoutait, admirait, parcourait la ville en tous sens, prenant
des notes, flanant surtout, vivant la vie venitienne. Bientot son amie
dut garder la chambre, decidement influencee par la _malaria_. Tout en
continuant ses promenades, manqua-t-il d'egards envers cette compagne
souffrante, plus agee que lui de six ans et surtout occupee de ses
productions litteraires? Nous l'examinerons plus loin. Voici que
Musset va tomber lui-meme gravement malade. Ceci va jeter entre eux un
troisieme personnage, leur medecin, le docteur Pietro Pagello. Sans
l'exceptionnelle qualite de ses deux partenaires, il serait malaise de
le mettre en scene: on sait qu'il est encore vivant. Mais l'universelle
rumeur qui a divulgue depuis deux mois l'histoire des Amants de Venise,
a fait Pagello legendaire. Nous n'en dirons pourtant que ce qui
est essentiel au recit de ce roman d'amour. Ne en 1807, a
Castelfranco-Veneto, il a passe sa vie a Venise d'abord, puis a Bellune
comme medecin principal de l'hopital civil. Il y demeure, entoure d'une
nombreuse famille et fort estime.

[Note 84: Dans son roman de _Lui_, curieux a plus d'un titre (1860),
Mme Louise Colet a longuement raconte les passe-temps probables du
poete, parmi les etoiles du theatre de la Fenice et leurs amants, durant
la reclusion volontaire de G. Sand a l'hotel Danieli. Sans qu'on puisse
peut-etre s'y trop fier pour les details, cette partie de son livre
laisse une impression de vraisemblance qu'il fallait signaler. _(Lui,_
pp. 161-248, in-18, Paris, Charpentier.) Peut-etre en tenait-elle le
recit du poete lui-meme,--qui, comme on sait, eut un caprice pour elle.]

Habile et intelligent dans sa profession, avec de vrais dons de poete,
il etait d'une franche beaute, forte et plantureuse, quand il connut G.
Sand a Venise. Un portrait d'alors peint par Bevilacqua en temoigne.
Sans insister sur son caractere moral, disons du moins que le Smith
de la _Confession d'un enfant du siecle_ nous parait etre de tous ses
portraits romanesques le plus proche de la verite.

Quoique cette aventure, apres soixante-deux ans, ne releve plus guere
que de l'histoire litteraire, on concoit les repugnances du docteur
Pagello a en entretenir le public[85]. Je n'ai pas hesite cependant a
faire connaitre un document precieux qui devait eclairer singulierement
cette aventure fameuse.

[Note 85: Sa discretion a ete remarquable. C'est sans faire meme
une allusion a la nature de ce roman de jeunesse qu'il a parle pour la
premiere fois, en 1881, de ses rapports avec George Sand et Musset, dans
une lettre au _Corriere della Sera_ (traduite au _Figaro_ du 14 mars
1881). Au cours de la meme annee, un redacteur de l'_Illustrazione
italiana_, qui l'avait interroge sur ses aventures de Venise, cita
quelques fragments d'une lettre ou il ne se livrait encore qu'a
demi-mot. Il y avait alors pres de cinquante ans que les confidences
litteraires de Musset et de George Sand en instruisaient leurs
lecteurs!]

Etant, au mois de novembre 1890, a Mogliano-Veneto, l'hote d'une
Italienne du plus noble esprit, feu la comtesse Andriana Marcello, comme
je m'enquerais des traces laissees par G. Sand et Musset a Venise, elle
voulut bien demander a la fille ainee du medecin de Bellune, laquelle
habitait Mogliano, de lui confier les documents qu'elle possedait. Avec
plusieurs lettres de G. Sand, Mme Antonini nous communiqua un memorial
autographe de cette histoire, redige par son pere dans sa jeunesse,--le
tout inedit, comme le pretendait la famille de Pagello.

Ces lettres de G. Sand etaient restees inedites en effet; le journal du
docteur l'etait moins.... J'en ai eu dernierement la preuve dans _un
volume_ introuvable, et parfaitement inconnu, ou, parmi des essais
dramatiques et litteraires de sa facon, Mme Luigia Codemo a glisse le
memorial du medecin de Bellune[86]. Aux premieres lignes, j'ai reconnu le
texte meme du vieux carnet. Il n'y avait plus d'indiscretion a le faire
connaitre.... En le traduisant pour la premiere fois, je l'ai accompagne
d'un recit synthetique du drame de Venise, d'observations et de maints
details inedits[87].

[Note 86: LUIGIA CODEMO. _Racconti, scene, bozetti, produzioni
drammatiche,_ 2 vol. in-8 deg., Trevise, L. Zopelli, 1882. Le journal de
Pagello, accompagne de quelques reflexions de Mme L. Codemo, figure sous
ce titre: _Sandiana_ au premier volume (pp. 155-188).]

[Note 87: _L'histoire veridique des amants de Venise_, dans le
_Gaulois_ des 16 et 17 octobre 1896.--_La vie de George Sand et du
docteur Pagello a Venise_ et _Sand-Musset-Pagello: le retour en France,_
dans l'_Echo de Paris_ des 20 et 21 octobre 1896.]

Le journal intime de Pagello est de peu de temps posterieur aux
evenements qu'il evoque.--Ecoutons le docteur raconter comment il entra
en relations avec le couple francais de l'hotel Danieli.

  Je demeurais a Venise, ou, ayant acheve mes etudes medicales, je
  commencais a me procurer quelques clients. Je me promenais un jour sur
  le quai des Esclavons avec un Genois de mes amis, voyageur et lettre
  de gout. En passant sous les fenetres de l'_Albergo Danieli_ (ou
  Hotel-Royal), je vis a un balcon du premier etage une jeune femme
  assise, d'une physionomie melancolique, avec les cheveux tres noirs et
  deux yeux d'une expression decidee et virile. Son accoutrement avait
  un je ne sais quoi de singulier. Ses cheveux etaient enveloppes d'un
  foulard ecarlate, en maniere de petit turban.

  Elle portait au cou une cravate, gentiment attachee sur un col blanc
  comme neige et, avec la desinvolture d'un soldat, elle fumait un
  paquitos en causant avec un jeune homme blond, assis a ses cotes. Je
  m'arretai a la regarder, et mon compagnon, me secouant doucement:

  --He! he! me dit-il, tu parais fascine par cette charmante fumeuse...
  tu la connais peut-etre?

  --Non, mais je ne sais ce que je donnerais pour la connaitre. Cette
  femme-la doit etre en dehors du commun des femmes. Toi qui as beaucoup
  voyage, dis-moi quels sont tes sentiments a son endroit.

  --Precisement parce que j'en ai vu de toutes les races et de toutes
  les couleurs, je ne saurais rien decider de raisonnable: peut-etre
  Anglaise romanesque ou Polonaise exilee, elle a l'air d'une personne
  de haut rang; elle doit etre etrange et fiere.

  Ainsi jasant, nous arrivames a la place Saint-Marc, ou nous nous
  separames.

  Le jour suivant je m'en fus visiter mon ami le Genois (lequel etait
  Rebizzo... je ne crois pas commettre d'indiscretion en le revelant).
  Il etait a table avec sa famille. Je me montrai un peu preoccupe; il
  s'en apercut et, se tournant vers sa femme:

  --Vois, Bianchina, lui dit-il, notre Pagello pense en ce moment a
  certaine belle fumeuse....

  --Que Lazzaro (Rebizzo) juge Anglaise ou Polonaise, repondis-je, mais
  que je puis vous assurer etre une Francaise pur sang. Je lui ai fait
  visite il y a une heure, j'y retournerai; c'est deja une de mes
  clientes; elle a voulu mon adresse.

  --Vraiment, s'ecria Lazzaro en ecarquillant les yeux.

  --Oui, oui, vraiment. Ce matin, l'hotelier Danieli vint chez moi et
  je fus introduit dans l'appartement de la fumeuse qui, assise sur un
  petit siege, la tete mollement appuyee sur sa main, me pria de la
  soulager d'une forte migraine. Je lui tatai le pouls; je lui proposai
  une saignee qu'elle accepta; je la pratiquai et a l'instant elle fut
  soulagee. En me congediant, elle me pria de revenir, si elle ne me
  faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon inseparable, me
  reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier,
  et voila tout, tout ce qui est arrive aujourd'hui; mais un
  pressentiment--doux ou amer, je ne sais--me dit: "Tu reverras cette
  femme et elle te dominera...."

  La je fis une longue pause. Elle fut interrompue par un eclat de
  rire de mes hotes, qui me declarerent _amoureux_.... "--Non, non,
  repondis-je, pas encore!--Mais qui est donc cette etrangere? demanda
  la Bianchina.--Je ne sais, lui repondis-je.--Mais pourquoi
  n'avez-vous pas demande au moins a l'hoteliere et son nom et sa
  provenance?--Pourquoi?... Parce que j'ai comme peur de le savoir.--Ah!
  ah! il est amoureux et enflamme jusqu'a la pointe des cheveux...."

  Vingt jours peut-etre se passerent, pendant lesquels faisant ma visite
  a peu pres journaliere aux Rebizzo, la signora Bianchina me demandait
  souvent, avec un malin sourire, si j'avais vu la fumeuse; mais, a la
  derniere enquete qu'elle me fit, je tirai de mon portefeuille cette
  lettre, que je deposai sur la table ronde, entre elle et son mari
  assis a diner. Ils la parcoururent avidement. Elle disait ceci[88]:

[Note 88: Cette lettre a ete publiee pour la premiere fois dans un
article anonyme de l'_Illustrazione italiana_ (de Rome) du 1er mai
1881. Sous ce titre: _Une lettre inedite de George Sand,_ l'auteur
l'accompagnait d'un bref apercu des rapports de Musset, G. Sand et
Pagello a Venise, et d'extraits de lettres a lui recemment adressees par
ce dernier. Nous en donnons la traduction faite par M. de Lovenjoul,
sur le texte photographie de l'autographe qui appartient a M. Minoret.
(_Cosmopolis_ du 15 avril 1896).]

  Mon cher monsieur Paiello (Pagello),

  Je vous prie de venir nous voir le plus tot que vous pourrez, avec un
  bon medecin, pour conferer ensemble sur l'etat du malade francais de
  l'Hotel-Royal.

  Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa raison plus
  que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tete excessivement
  faible, et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant un homme
  d'un caractere energique et d'une puissante imagination. C'est un
  poete fort admire en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit,
  le vin, la fete, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigue, et ont
  excite ses nerfs. Pour le moindre motif, il est agite comme pour une
  chose d'importance.

  Une fois, il y a trois mois de cela, il a ete comme fou, toute une
  nuit, a la suite d'une grande inquietude. Il voyait comme des fantomes
  autour de lui, et criait de peur et d'horreur. A present, il est
  toujours inquiet, et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni
  ce qu'il fait. Il pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause,
  demande son pays, et dit qu'il est pres de mourir ou de devenir fou!

  Je ne sais si c'est la le resultat de la fievre, ou de la
  surexcitation des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une
  saignee pourrait le soulager.

  Je vous prie de faire toutes ces observations au medecin, et de ne pas
  vous laisser rebuter par la difficulte que presente la disposition
  indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et
  je suis dans une grande angoisse de la voir en cet etat.

  J'espere que vous aurez pour nous toute l'amitie que peuvent esperer
  deux etrangers. Excusez le miserable italien que j'ecris.

  G. SAND.

Ce premier recit n'est pas conforme a la legende accreditee par Paul de
Musset. D'apres celui-ci, Rebizzo, "_l'illustrissimo dottore Berizzo,_
un vieillard de quatre-vingts ans, coiffe d'une perruque jadis noire
et roussie par le temps, dont toute sa personne offrait l'embleme
decrepit", serait le medecin, le premier medecin, qui aurait introduit
Pagello chez Musset.

Une des caricatures de Musset, dans l'album de Venise, represente un
buste de vieillard penche, une lancette a la bouche, disant: _Non v'e
arteria_....

Ce medecin ignare qui ne voyait pas d'artere, etait-il Rebizzo? Je ne le
pense pas, quoique tous les biographes l'aient repete.

Le recit de Pagello donne deja un signalement contraire. Un article du
_Figaro_ de 1882, signe "Un Vieux Parisien", et vingt ans plus tot Mme
Louise Colet, dans son voyage en Italie, ont appele ce premier medecin
le docteur Santini[89].

[Note 89: _Figaro_ du 28 avril 1882.--LOUISE COLET, _l'Italie des
Italiens_, 1er volume, p. 248. Personne n'a signale ce document qui a
sa valeur. Dans une sorte d'interview de l'hotelier Danieli (1859), Mme
Louise Colet lui fait dire:

"...Je me souviens bien maintenant.... Ce joli jeune homme blond fut
gravement malade ici. C'est le vieux docteur Santini qui le soigna.

--Un vieux docteur, dites-vous?

--Toujours accompagne d'un aide, d'un jeune eleve qui faisait les
saignees et donnait les purgatifs, comme c'etait alors l'usage a Venise.
Depuis, l'eleve du docteur Santini, ce bon Pietro Pagello, est devenu
docteur a son tour; je puis vous en parler sciemment, car je suis le
parrain de sa fille ainee, qui s'est mariee cette annee a Trevise. Ce
diable de Pagello a bien eu huit enfants, ma foi! de ses deux femmes....

--Etait-il bien beau, ce Pietro Pagello?

--Un gros garcon, un peu court, blond, ayant l'air d'un Prussien."]


Et puis nous retrouverons les Rebizzo dans la suite: c'etaient des amis
de Pagello; ils voulurent preter quelque argent a George Sand, ainsi
qu'elle l'ecrivit a Musset. Une des charges de celui-ci, dans l'album de
Venise, nous montre un vieux menage endimanche, a la toilette ridicule,
ou je me plais a reconnaitre _la Bianchina_ et son mari, tels que nous
les fait entrevoir le recit de Pagello.--Revenons a son journal. Le
jeune docteur a remis a ses aimables confidents la lettre que nous avons
citee:

  Pour la lire jusqu'au bout, ecrit-il, il fallait tourner le feuillet.
  Mais ce qui frappa d'etonnement mes amis Rebizzo, ce fut la signature
  qui, lue, les fit s'exclamer d'une voix: _"George Sand!"_

  Ils me demanderent alors si j'avais fait ma visite au malade francais,
  quelle maladie il avait et qui il etait. Je leur repondis:--Le jeune
  patient est alite avec une maladie grave que nous avons jugee, mon
  collegue et moi, etre une fievre typhoide des plus dangereuses. Il se
  nomme Alfred de Musset.

  --_Per Bacco!_ s'ecria Rebizzo, c'est le romantique chantre de la
  Lune! Connais-tu ses poesies?

  --Oui, repondis-je, j'en ai lu deux ou trois; c'est d'une grande
  fantaisie un peu desordonnee, mais en meme temps delicate.

Cette lettre de George Sand a Pagello est importante. On n'en a pas fait
ressortir la valeur decisive sur le developpement de cette histoire
d'amour. Elle demontre d'abord que des relations anterieures existaient
entre lui et le couple de l'hotel Danieli. La belle fumeuse du balcon
n'etait pas restee, vraisemblablement, sans s'apercevoir de l'admiration
du jeune Italien, quand _le hasard_ le lui amena dans la personne du
medecin demande pour sa migraine. Elle songea de nouveau a lui pour
remplacer l'imbecile docteur, premier appele au chevet de Musset
gravement atteint. Son malade etait, du moins, encore "la personne
qu'elle aimait le plus au monde".... Cette rencontre, qui decidera du
sort du poete, va nous livrer tout le secret d'une idylle qui doit finir
en tragedie.

Dans quelle situation morale Pagello a-t-il trouve George Sand et Alfred
de Musset? George Sand, etalant la premiere, des recriminations, au
lendemain de la mort du poete, dans un roman a clef, _Elle et Lui_,
"proces-verbal de necropsie", comme l'a qualifie Maxime du Camp,
se plaint abondamment sinon d'infidelites certaines, du moins de
negligences cruelles de la part de Musset, d'indifference et d'abandon.
Mais tous deux ont laisse, dans leurs lettres, des temoignages trop
contradictoires de leur etat d'ame avant la crise qui doit assombrir a
jamais cet amour, pour qu'on puisse rien etablir de precis...

George Sand essayant, _huit mois plus tard_, de retracer a son amant
cette phase douloureuse, lui ecrira:

  De quel droit m'interroges-tu sur Venise? Etais-je a toi, a Venise?
  Des le premier jour, quand tu m'as vue malade, n'as-tu pas pris de
  l'humeur en disant que c'etait bien triste et bien ennuyeux, une femme
  malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre rupture? Mon
  enfant, moi, je ne veux pas recriminer, mais il faut bien que tu t'en
  souviennes, toi qui oublies si aisement les faits. Je ne veux pas dire
  tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-la, jamais je ne
  me suis plainte d'avoir ete enlevee a mes enfants, a mes amis, a mon
  travail, a mes affections et a mes devoirs pour etre conduite a trois
  cents lieues[90] et abandonnee avec des paroles si offensantes et si
  navrantes, sans aucun autre motif qu'une fievre tierce, des yeux
  abattus et la tristesse profonde ou me jetait ton indifference. Je ne
  me suis jamais plainte, je t'ai cache mes larmes, et ce mot affreux
  a ete prononce, un certain soir que je n'oublierai jamais, dans le
  casino Danieli: "George, je m'etais trompe, je t'en demande pardon,
  mais _je ne t'aime pas_." Si je n'eusse ete malade, si on n'eut du me
  saigner le lendemain, je serais partie; mais tu n'avais pas d'argent,
  je ne savais pas si tu voudrais en accepter de moi, et je ne voulais
  pas, je ne pouvais pas te laisser seul, en pays etranger, sans
  entendre la langue et sans un sou. La porte de nos chambres fut fermee
  entre nous, et nous avons essaye la de reprendre notre vie de bons
  camarades comme autrefois ici, mais cela n'etait plus possible. Tu
  t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu
  me dis que tu craignais[91]... Nous etions tristes. Je te disais:
  "_Partons_, je te reconduirai jusqu'a Marseille", et tu repondais:
  "Oui, c'est le mieux, mais je voudrais travailler un peu ici puisque
  nous y sommes." Pierre venait me voir et me soignait, tu ne pensais
  guere a etre jaloux, et certes je ne pensais guere a l'aimer. Mais
  quand je l'aurais aime des ce moment-la, quand j'aurais ete a lui des
  lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais a te rendre, a toi, qui
  m'appelais l'ennui personnifie, la reveuse, la bete, la religieuse,
  que sais-je? Tu m'avais blessee et offensee, et je te l'avais dit
  aussi: "_Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimes_[92]."



[Note 90: Nous avons conte (p. 68) comment elle avait entraine le
poete.]

[Note 91: Ici quatre mots effaces par George Sand au crayon bleu.]

[Note 92: _Revue de Paris_ du 1er nov. 1896.]

Voila des accusations dont il convient de tenir compte. Pourtant, au
lendemain de la crise, quand Musset est rentre a Paris, et qu'a son
silence elle a craint un moment de l'avoir perdu, ne lui a-t-elle pas
ecrit: "Oh! mon enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et
de ton pardon! Ne me parle pas du mien, ne me dis pas que tu as eu des
torts envers moi; qu'en sais-je? Je ne me souviens plus de rien
sinon que nous avons ete bien malheureux et que nous nous sommes
quittes[93]..."

[Note 93: _Revue de Paris_ du 1er nov. 1896, p. 7.]

Musset egalement, en parlant de Venise, desespere d'elle et de
lui-meme, ne lui jette-t-il pas cet aveu "qu'il a merite de la
perdre[94]"..._--Lettres d'amants encore enchaines l'un a l'autre!--C'est
par des documents plus precis que nous parviendrons a reconstituer le
vraisemblable de leur navrante histoire.

[Note 94: V. plus loin.]

Voila donc le docteur Pagello en relations suivies avec George Sand et
Alfred de Musset (fevrier 1834), tout heureux de se rapprocher enfin de
la belle etrangere de l'hotel Danieli. Rendons la parole a son journal.

  Si je fus assidu au lit de ce malade, vous pouvez l'imaginer. George
  Sand veillait avec moi des nuits entieres, a son chevet. Ces veillees
  n'etaient pas muettes et les graces, l'esprit eleve, la douce
  confiance que me montrait la Sand, m'enchainaient a elle tous les
  jours, a toute heure et a chaque instant davantage. Nous parlions de
  la litterature, des poetes et des artistes italiens; de Venise, de son
  histoire, de ses monuments, de ses coutumes; mais a chaque nouveau
  trait, elle m'interrompait en me demandant a quoi je pensais. Confus
  de me sentir surpris a etre ainsi absorbe, en causant avec elle, je me
  prodiguais en excuses, devenant rouge comme braise, tandis qu'elle me
  disait avec un sourire presque imperceptible et un regard de la plus
  fine expression: "Oh! docteur, je vous ennuie beaucoup avec mes mille
  questions!" Je restais muet.

  Un soir qu'Alfred de Musset nous pria de nous eloigner de son lit
  parce qu'il se sentait passablement bien et avait envie de dormir,
  nous nous assimes a une table pres de la cheminee.

  Eh bien! madame, lui dis-je, vous avez l'intention d'ecrire un roman
  qui parle de la belle Venise?

  --Peut-etre..., repondit-elle, puis elle prit un feuillet et se mit
  a ecrire avec la fougue d'un improvisateur. Je la regardais etonne,
  contemplant ce visage ferme, severe, inspire; puis, respectueux de ne
  pas la troubler, j'ouvris un volume de Victor Hugo qui etait sur la
  table, et j'en lus quelques passages sans pouvoir y preter la moindre
  attention. Ainsi passa une longue heure. Finalement, George Sand
  deposa la plume et, sans me regarder ni me parler, elle se prit la
  tete entre les mains et resta plus d'un quart d'heure dans cette
  attitude, puis, se levant, elle me regarda fixement, saisit le
  feuillet ou elle avait ecrit et me dit: "C'est pour vous." Ensuite,
  prenant la lumiere, elle s'avanca doucement vers Alfred qui dormait,
  et s'adressant a moi:

  --Vous parait-il, docteur, que la nuit sera tranquille?

  --Oui, repondis-je.

  --Alors vous pouvez partir, et au revoir demain matin.

Je partis et rentrai droit a mon logis ou je m'empressai de lire ce
feuillet...

Qu'etait cette page remise par George Sand a Pagello? "Un splendide
morceau poetique", avait ecrit le fils du docteur, avant que son pere ne
se decidat, recemment, a le laisser publier. Un morceau a double fin, un
chapitre de roman imagine par George Sand pour se declarer a Pagello.
Elle le plia dans une enveloppe sans adresse et le lui remit, a raconte
M. le professeur Fontana, d'apres Pagello lui-meme (lettre citee par le
Dr Cabanes[95]). Pagello feignit de ne pas comprendre et demanda a qui
remettre ce pli. "--_Au stupide Pagello_", ecrivit George Sand sur
l'enveloppe.

[Note 95: _Revue hebdomadaire_ du 1er aout 1896.]

Sans reproduire avec le recit du docteur, cette "declaration"
mysterieuse, Mme Luigia Codemo en citait pourtant une phrase qui peut
la resumer: "Je t'aime parce que tu me plais; peut-etre bientot te
hairai-je." Elle ajoutait qu'observant devant l'interesse lui-meme la
beaute de cette page, digne de l'auteur de _Lelia_,--sa propre heroine
sans doute,--Pagello lui avait replique par les premieres paroles du
roman: "Qui es-tu? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal[96]?"

[Note 96: L. CODEMO, ouvrage cite, I, p. 165.]

La declaration de George Sand est maintenant connue. Au cours d'une
interview recente, obtenue de Pietro Pagello, a Bellune,--interview des
plus meritoires, celui-ci, nonagenaire et sourd, n'entendant pas
le francais,--M. le Dr Cabanes l'a decide par l'entremise de son
interprete, M. le Dr Just Pagello son fils, a lui livrer ces feuillets
memorables[97].

[Note 97: Dr A. CABANES, _Une visite au Dr Payello. La declaration
d'amour de George Sand_.--_Revue hebdomadaire_ du 24 octobre 1896.]

On y retrouvera l'inspiration et jusqu'au style des premiers chapitres
de _Lelia_.

  _En Moree_.

  Nes sous des cieux differents, nous n'avons ni les memes pensees ni le
  meme langage; avons-nous du moins des coeurs semblables?

  Le tiede et brumeux climat d'ou je viens m'a laisse des impressions
  douces et melancoliques: le genereux soleil qui a bruni ton front,
  quelles passions t'a-t-il donnees? Je sais aimer et souffrir, et toi,
  comment aimes-tu?

  L'ardeur de tes regards, l'etreinte violente de tes bras, l'audace
  de tes desirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta
  passion ni la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis
  aupres de toi comme une pale statue, je te regarde avec etonnement,
  avec desir, avec inquietude.

  Je ne sais pas si tu m'aimes vraiment. Je ne le saurai jamais. Tu
  prononces a peine quelques mots dans ma langue, et je ne sais pas
  assez la tienne pour te faire des questions si subtiles. Peut-etre
  est-il impossible que je me fasse comprendre quand meme je connaitrais
  a fond la langue que tu parles.

  Les lieux ou nous avons vecu, les hommes qui nous ont enseignes, sont
  cause que nous avons sans doute des idees, des sentiments et des
  besoins inexplicables l'un pour l'autre. Ma nature debile et ton
  temperament de feu doivent enfanter des pensees bien diverses. Tu dois
  ignorer ou mepriser les mille souffrances legeres qui m'atteignent, tu
  dois rire de ce qui me fait pleurer.

  Peut-etre ne connais-tu pas les larmes.

  Seras-tu pour moi un appui ou un maitre? Me consoleras-tu des maux
  que j'ai soufferts avant de te rencontrer? Sauras-tu pourquoi je suis
  triste? Connais-tu la compassion, la patience, l'amitie? On t'a eleve
  peut-etre dans la conviction que les femmes n'ont pas d'ame. Sais-tu
  qu'elles en ont une? N'es-tu ni chretien ni musulman, ni civilise ni
  barbare; es-tu un homme? Qu'y a-t-il dans cette male poitrine, dans
  cet oeil de lion, dans ce front superbe? Y a-t-il en toi une pensee
  noble et pure, un sentiment fraternel et pieux? Quand tu dors,
  reves-tu que tu voles vers le ciel? Quand les hommes te font du mal,
  esperes-tu en Dieu?

  Serai-je ta compagne ou ton esclave? Me desires-tu ou m'aimes-tu?
  Quand ta passion sera satisfaite, sauras-tu me remercier? Quand je te
  rendrai heureux, sauras-tu me le dire?

  Sais-tu ce que je suis, ou t'inquietes-tu de ne pas le savoir? Suis-je
  pour toi quelque chose d'inconnu qui te fait chercher et songer, ou
  ne suis-je a tes yeux qu'une femme semblable a celles qui engraissent
  dans les harems? Ton oeil, ou je crois voir briller un eclair divin,
  n'exprime-t-il qu'un desir semblable a celui que ces femmes apaisent?
  Sais-tu ce que c'est que le desir de l'ame que n'assouvissent pas les
  temps, qu'aucune caresse humaine n'endort ni ne fatigue? Quand ta
  maitresse s'endort dans tes bras, restes-tu eveille a la regarder, a
  prier Dieu et a pleurer?

  Les plaisirs de l'amour te laissent-ils haletant et abruti, ou te
  jettent-ils dans une extase divine? Ton ame survit-elle a ton corps,
  quand tu quittes le sein de celle que tu aimes?

  Oh! quand je te verrai calme, saurai-je si tu penses ou si tu te
  reposes? Quand ton regard deviendra languissant, sera-ce de tendresse
  ou de lassitude?

  Peut-etre penses-tu que tu ne me connais pas... que je ne te connais
  pas. Je ne sais ni ta vie passee, ni ton caractere, ni ce que les
  hommes qui te connaissent pensent de toi. Peut-etre es-tu le premier,
  peut-etre le dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai
  t'estimer, je t'aime parce que tu me plais, peut-etre serai-je forcee
  de te hair bientot.

  Si tu etais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me
  comprendrais. Mais je serais peut-etre plus malheureuse encore, car tu
  me tromperais.

  Toi, du moins, ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de vaines
  promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme
  tu peux aimer. Ce que j'ai cherche en vain dans les autres, je ne le
  trouverai peut-etre pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu
  le possedes. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours
  menti, tu me les laisseras expliquer a mon gre, sans y joindre de
  trompeuses paroles. Je pourrai interpreter ta reverie et faire parler
  eloquemment ton silence. J'attribuerai a tes actions l'intention que
  je te desirerai. Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton
  ame s'adresse a la mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que
  ton intelligence remonte vers le foyer eternel dont elle emane.

  Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher
  dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je
  veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel role tu joues parmi les
  hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton ame que je
  puisse toujours la croire belle.

Toute precieuse qu'elle est pour l'histoire de cet amour romantique
et la psychologie de George Sand, sa declaration ne nous apprend rien
d'elle que nous ne sachions deja. Elle n'a encore trahi Musset qu'en
pensee. Lui-meme doutera longtemps qu'elle n'ait pas attendu son depart
de Venise pour se donner a Pagello.--Mais reprenons le naif recit du
jeune Italien. Il a devore l'autographe de la romanciere celebre, dans
sa modeste chambre de petit medecin. Il est abasourdi de sa bonne
fortune:

  Oui, oui, je ne puis nier que le genie de cette femme me surprit et
  m'annihilat. Si je l'aimais d'abord, vous pouvez vous imaginer combien
  je l'aimai davantage apres cette lecture. J'aurais donne je ne sais
  quoi pour la voir aussitot, me jeter a ses pieds, lui jurer un amour
  imperissable; mais il etait deja tard, et je restais pourtant en face
  de cette feuille, la relisant deux fois avec le meme enthousiasme.
  Cependant quelques phrases, l'allure de cet ecrit eveillerent en moi,
  apres la troisieme lecture, un je ne sais quoi d'indefinissable et
  d'amer qui me sembla me monter au cerveau des profondeurs du coeur....

  Elle entoure son epicurisme d'une fine aureole de gloire, me
  disais-je; elle me depeint semblable a un demi-dieu et badine avec moi
  apres m'avoir jete sur le dos la tunique de Nessus. Je sens que je me
  laisse envelopper en vain de ses filets, et dans cette situation je me
  demande: "Sera-t-elle la premiere ou la derniere des femmes?" Ensuite,
  ma position me revenait a l'esprit; jeune, initie, je commencais a me
  procurer une clientele pour laquelle la science ne suffit pas: il
  y faut encore une conduite severe. En dernier lieu, je me rappelai
  Alfred de Musset qui, jeune, gravement malade, etranger, se fiait a
  mes soins et a mon amitie. Ces pensees m'agitaient l'ame et, me tenant
  la tete dans les mains, il me semblait que ma cervelle s'en allait
  de-ca et de-la, comme la navette du tisserand.

  Levant les yeux, je vis devant moi le portrait de ma mere morte un
  an auparavant. Je crus l'entendre me repeter son proverbe: "Si tu
  trouves, dans la vie, des attraits qui contrastent avec les principes
  moraux que je l'ai inspires, ceux-la te rendront malheureux." Je me
  jetai sur mon lit et passai le reste de la nuit sans dormir, travaille
  par les idees contraires qui luttaient en moi.

  A dix heures du matin, je fus, comme de coutume, faire ma visite a
  Alfred de Musset qui allait visiblement mieux, apres avoir couru pour
  sa vie un grave peril. La Sand n'y etait pas. Assis contre le lit du
  patient et causant avec lui, je n'osai demander ou etait sa compagne
  de voyage; mais un mouvement involontaire me fit maintes fois regarder
  derriere moi comme si je la sentais approcher, et j'epiais la porte
  d'une chambre voisine d'ou je m'attendais a la voir apparaitre. Il
  y avait pourtant deux desirs contraires en moi: l'un qui haletait
  ardemment de la voir, l'autre qui aurait voulu la fuir, mais celui-ci
  perdait toujours a la loterie.

  Tout a coup s'ouvrit la porte que je regardais, et George Sand
  apparut, introduisant sa petite main dans un gant d'une rare
  blancheur, vetue d'une robe de satin couleur noisette, avec un petit
  chapeau de peluche orne d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec
  une echarpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin
  gout francais. Je ne l'avais vue encore aussi elegamment paree et j'en
  demeurais surpris, lorsque s'avancant vers moi avec une grace et une
  desinvolture enchanteresses, elle me dit: "--Signor Pagello, j'aurais
  besoin de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si,
  cependant, cela ne vous derange pas."

  Je ne sus que bredouiller: que je me tenais honore de me mettre a
  son service comme _cicerone_ et comme interprete. Alfred alors nous
  congedia, et nous sortimes ensemble. Quand je me sentis au grand
  air, il me sembla respirer plus librement, et je parlai avec plus de
  desinvolture et plus d'agilite. Elle me raconta comment elle vivait
  depuis quelques mois en relations avec Alfred, combien de raisons
  nombreuses elle avait de se plaindre de lui, et qu'elle etait
  determinee a ne pas retourner avec lui en France. Je vis alors mon
  sort, je n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux
  fermes. Je vous fais grace de la tres longue conversation que j'eus
  avec George Sand, en nous promenant, trois heures durant, de-ci et
  de-la sur la place Saint-Marc. Nous parlames comme tout le monde en
  semblable cas. C'etaient les variations accoutumees du verbe _je
  t'aime_... Mais, apres vingt jours ecoules, il survint des faits plus
  graves.

Le journal de Pagello suspend ici le recit de son aventure, du moins
jusqu'apres que Musset aura quitte Venise. C'est maintenant pourtant
que le drame commence.--La maladie du poete et sa convalescence se
prolongeront jusqu'au 29 mars 1834, date de son retour en France. Que
s'est-il exactement passe entre eux dans ces deux mois?

George Sand n'avait pas tarde a se donner a Pagello, nous le prouverons
amplement tout a l'heure. Elle a pourtant proteste toute sa vie contre
"_cette sale accusation... le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux
d'un mourant_[98]".

[Note 98. Lettre a Sainte-Beuve, 1861. _Cosmopolis_ du 15 avril
1896.]

Que Musset ait souffert tous les tourments de la jalousie, qu'il ait
meme soupconne jusqu'a l'evidence l'infidelite de son amie, c'est hors
de doute. Il sera difficile pourtant de preciser l'etat d'ame complexe
du pauvre grand poete a son depart de Venise.

Cette femme dont l'amour empoisonnait sa vie n'avait-elle pas persuade
a sa faiblesse qu'elle l'avait sauve corps et ame, se posant comme
l'innocente et maternelle victime de leur amour?... Rentre a Paris, il
s'occupera des affaires de George Sand; l'eloignement la lui poetisera,
en la justifiant a ses yeux, et le 30 avril, il n'hesitera pas a lui
ecrire: "Je voudrais te batir un autel, fut-ce avec mes os!" Cet autel,
il l'elevera dans les trois dernieres parties de la _Confession d'un
enfant du siecle_, ou il n'accuse que lui-meme. Ce qui n'empechera point
son orgueilleuse idole d'ecrire alors a Mme d'Agoult: "Les moindres
details d'une intimite malheureuse y sont si fidelement, si
minutieusement rapportes... que je me suis mise a pleurer comme une bete
en fermant le livre..."

Que Musset ait ete sans reproche, il n'en saurait etre question.
Lui-meme s'en est genereusement confesse. Son inegalite de caractere,
due a des nerfs malades; ses rechutes probables dans l'intemperance, qui
offensaient l'orgueil de George Sand; sa lassitude teintee d'egoisme
durant la maladie de son amie, feraient admettre, chez celle-ci, du
decouragement, sinon un dessein de revanche. On a parle de legeres
infidelites de Musset dans les premieres semaines de leur sejour a
Venise,--elle, languissante de lievre, mais surtout preoccupee d'ecrire:
obsession d'un travail regulier qui exasperait l'eternelle fantaisie du
poete. Lui-meme se serait ouvert a Arsene Houssaye de quelques
passades sans importance[99]. Or, George Sand n'y a fait que vaguement
allusion,--hors toutefois son roman d'_Elle et Lui_.--Qui sait si le
poete, hante de la superstition francaise, n'a pas voulu se vanter de
n'avoir obtenu que ce qu'il meritait?...

[Note 99. _Confessions_ d'A. Houssaye, tome V.]

Mais rien ne semble pouvoir excuser le changement soudain de la
maitresse, sa legerete, sinon sa perfidie, au chevet de son ami mourant.
Voila des jours et des semaines qu'elle le veille, en mere inquiete,
avec ce devouement sans bornes dont elle avait la source dans son
instinct de protection, quand tout a coup elle s'avise de prendre
Pagello pour amant. Elle n'a pas a invoquer de nouvelles trahisons. Au
debut de cette grave maladie, elle a appele Pagello, en lui ecrivant
"qu'il s'agit de la personne qu'elle aime le plus au monde".--Peut-etre
deja se defendait-elle contre elle-meme en ecrivant ces mots. Mais
pourquoi appeler Pagello et non pas un autre?... Peut-etre Musset
l'avait-il desire?...

Nous avons vu dans le journal sincere du medecin la naissance de sa
bonne fortune. Le poete s'en apercut bientot; mais comment lui vint le
soupcon? Il faut parler ici d'un episode fameux: la vision qu'aurait eue
Musset, alors en grand danger, de l'etrange facon dont sa garde-malade
remplissait les intermedes avec Pagello. On connait la scene contee dans
_Lui et Elle_: Falconey vient de s'entendre juger comme perdu par sa
maitresse et son medecin. Entre deux acces de lethargie il les apercoit,
dans sa propre chambre, aux bras l'un de l'autre, puis il constate
qu'ayant dine la, ils ont bu dans le meme verre...

Sainte-Beuve, confident de George Sand durant cette periode
experimentale de sa vie, Sainte-Beuve, je le sais de bonne source,
croyait la vision du poete reelle; la correspondance des deux amants
prouvera-t-elle que le poete n'avait pas reve?... Or, d'Alfred de Musset
lui-meme, nous ne savons rien encore, qu'a travers le livre de son
frere, ou l'on a pretendu que la rancune eclatait a chaque page. La
famille du poete a toujours maintenu, au contraire, que Paul de Musset
n'avait dit que la verite. Comment mettre en doute une affirmation de la
force de celle-ci: "Il n'appartenait qu'a Edouard Falconey de raconter
des evenements qui ont exerce une influence considerable sur son genie
et sur sa vie entiere; lui seul a pu recueillir les details de cette
singuliere soiree... En voici la relation _telle qu'il la dicta
lui-meme_ a Pierre (_Paul de Musset_) vingt ans plus tard." Suit la
scene bien connue de l'hotel Danieli. Mais nous avons affaire a un
roman. L'auteur a pu arranger les souvenirs de son heros dans l'interet
de la cause. On sera convaincu qu'il n'en est rien, en comparant le
chapitre de _Lui et Elle_ avec ce morceau inedit que Mme Lardin de
Musset m'a permis de copier sur l'autographe de son frere Paul:

DICTE PAR ALFRED DE MUSSET A SON FRERE, DECEMBRE 1852.

Il y avait a peu pres huit ou dix jours que j'etais malade a Venise. Un
soir, Pagello et G.S. etaient assis pres de mon lit. Je voyais l'un, je
ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous deux. Par instants, les
sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants,
ils resonnaient dans ma tete avec un bruit insupportable.

Je sentais des bouffees de froid monter du fond de mon lit, une vapeur
glacee, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me penetrer jusqu'a
la moelle des os. Je concus la pensee d'appeler, mais je ne l'essayai
meme pas, tant il y avait loin du siege de ma pensee aux organes qui
auraient du l'exprimer. A l'idee qu'on pouvait me croire mort et
m'enterrer avec ce reste de vie refugie dans mon cerveau, j'eus peur; et
il me fut impossible d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main,
je ne sais laquelle, ota de mon front la compresse d'eau froide, et je
sentis un peu de chaleur.

J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon etat. Ils
n'esperaient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me tata le
pouls. Le mouvement qu'il me fit faire etait si brusque pour ma pauvre
machine que je souffris comme si on m'eut ecartele. Le medecin ne se
donna pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta
comme une chose inerte, me croyant mort ou a peu pres. A cette secousse
terrible, je sentis toutes mes fibres se rompre a la fois; j'entendis un
coup de tonnerre dans ma tete et je m'evanouis. Il se passa ensuite un
long temps. Est-ce le meme jour ou le lendemain que je vis le tableau
suivant, c'est ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en
soit, je suis certain d'avoir apercu ce tableau que j'aurais pris pour
une vision de malade si d'autres preuves et des aveux complets ne
m'eussent appris que je ne m'etais pas trompe. En face de moi je voyais
une femme assise sur les genoux d'un homme. Elle avait la tete renversee
en arriere. Je n'avais pas la force de soulever ma paupiere pour voir le
haut de ce groupe, ou la tete de l'homme devait se trouver. Le rideau
du lit me derobait aussi une partie du groupe; mais cette tete que je
cherchais vint d'elle-meme se poser dans mon rayon visuel. Je vis les
deux personnes s'embrasser. Dans le premier moment, ce tableau ne me fit
pas une vive impression. Il me fallut une minute pour comprendre cette
revelation; mais je compris tout a coup et je poussai un leger cri.
J'essayai alors de tourner ma tete sur l'oreiller et elle tourna. Ce
succes me rendit si joyeux, que j'oubliai mon indignation et mon horreur
et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes gardiens pour leur crier: "Mes
amis, je suis vivant!" Mais je songeai qu'ils ne s'en rejouiraient pas
et je les regardai fixement. Pagello s'approcha de moi, me regarda et
dit: "Il va mieux. S'il continue ainsi, il est sauve!" Je l'etais en
effet.

C'est, je crois, le meme soir, ou le lendemain peut-etre que Pagello
s'appretait a sortir lorque G.S. lui dit de rester et lui offrit de
prendre le the avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et
causa gaiement. Ils se parlerent ensuite a voix basse, et j'entendis
qu'ils projetaient d'aller diner ensemble en gondole a Murano. "--Quand
donc, pensais-je, iront-ils diner ensemble a Murano? Apparemment quand
je serai enterre." Mais je songeai que les dineurs comptaient sans leur
hote. En les regardant prendre leur the, je m'apercus qu'ils buvaient
l'un apres l'autre dans la meme tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello
voulut sortir. G.S. le reconduisit. Ils passerent derriere un paravent,
et je soupconnai qu'ils s'y embrassaient. G.S. prit ensuite une lumiere
pour eclairer Pagello. Ils resterent quelque temps ensemble sur
l'escalier. Pendant ce temps-la, je reussis a soulever mon corps sur mes
mains tremblantes. Je me mis _a quatre pattes_ sur le lit. Je regardai
la table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne
m'etais pas trompe. Ils etaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir
l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore
le moyen de douter, tant j'avais de repugnance a croire une chose si
horrible!

Les lettres de George Sand a Pagello, que celui-ci, vingt fois pres de
les detruire, a conservees pourtant (M. Maurice Sand lui savait gre de
sa discretion), nous eclaireraient pleinement sur cette phase de leur
amour. Pagello n'en voulait rien livrer... Pourtant, apres son Journal
intime, j'ai pense qu'il n'y avait plus d'indiscretion a publier, non
sans quelques retranchements utiles, la plus belle de ces lettres. J'en
avais pris copie: c'est, en quinze ou vingt pages de sa ferme ecriture,
une precieuse planche d'anatomie morale adressee par George Sand a son
nouvel amant.

J'y lis clairement qu'une scene violente entre Lelia et Musset a resulte
du "continuel espionnage" trop justifie de celui-ci. Pagello, attriste
par les souffrances du pauvre jaloux, aurait demande a George Sand de
lui pardonner. Elle y aurait consenti "par faiblesse et imprudence",
ne croyant pas au repentir, ne sachant elle-meme ce que c'est que le
repentir! Elle eut prefere tout avouer a Alfred; il eut d'abord beaucoup
pleure, puis se fut calme. Elle ne l'eut revu qu'a l'heure de partir
pour la France; elle l'y eut accompagne et on se fut separe amicalement
a Paris.

Pagello apparait ici comme un honnete coeur qui a pu envisager chez
son amie un complet pardon de l'amant trahi,--le pardon de l'amour
peut-etre. Mais elle ne sait etre genereuse: quand on l'a offensee et
qu'elle a dit qu'elle n'aimait plus, c'est bien fini. "Ma conduite peut
etre magnanime, mon coeur ne peut pas etre misericordieux. Je suis trop
bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis servir Alfred par devoir ou par
honneur; mais lui pardonner par amour, ce m'est impossible."

Elle poursuit, dans ces sophismes de la passion et de l'orgueil, en
expliquant a Pagello quelle soumission elle espere de lui...

Mais la singuliere amoureuse interrompt ses remontrances pour declarer a
son amant qu'il reunit a ses yeux toutes les perfections.

C'est la premiere fois, lui dit-elle, qu'elle aime sans souffrir au bout
de trois jours. Elle se sent jeune encore; son coeur n'est pas use. Ici,
un hymne sensuel d'une etonnante vigueur, qu'attriste pour finir, comme
une ombre importune, la vision toujours presente de l'autre amour
qu'elle veut croire a son declin.--Voici ce document decisif:

  Aurons-nous assez de prudence et assez de bonheur, toi et moi, pour
  lui cacher encore notre secret pendant un mois? Les amants n'ont pas
  de patience et ne savent pas se cacher. Si j'avais pris une chambre
  dans l'auberge, nous aurions pu nous voir sans le faire souffrir et
  sans nous exposer a le voir d'un moment a l'autre devenir furieux. Tu
  m'as dit de lui pardonner; la compassion que me causaient ses larmes
  ne me portait que trop a suivre ton conseil; mais ma raison me dit que
  ce pardon etait un acte de faiblesse et d'imprudence, et que j'aurais
  bientot sujet de m'en repentir. Son coeur n'est pas mauvais et sa
  fibre est tres sensible; mais son ame n'a ni force ni veritable
  noblesse. Elle fait de vains efforts pour se maintenir dans la dignite
  qu'elle devrait avoir--Et puis, vois-tu, moi, je ne crois pas au
  repentir. Je ne sais pas ce que c'est. Jamais je n'ai eu sujet
  de demander pardon a qui que ce soit; et quand je vois les torts
  recommencer apres les larmes, le repentir qui vient apres ne me semble
  plus qu'une faiblesse.--Tu me commandes d'etre genereuse. Je le serai;
  mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous les
  trois. Dans deux ou trois jours, les soupcons d'Alfred recommenceront
  et deviendront peut-etre des certitudes. Il suffira d'un regard entre
  nous pour le rendre fou de colere et de jalousie. S'il decouvre la
  verite, a present, que ferons-nous pour le calmer? Il nous detestera
  pour l'avoir trompe.--Je crois que le parti que j'avais pris
  aujourd'hui etait le meilleur, Alfred aurait beaucoup pleure, beaucoup
  souffert dans le premier moment, et puis il se serait calme, et sa
  guerison aurait ete plus prompte qu'elle ne le sera maintenant. Je ne
  me serais montree a lui que le jour de son depart pour la France et je
  l'aurais accompagne. Du moment qu'il ne nous aurait plus vus ensemble,
  il n'aurait plus eu aucun sujet de colere et d'inquietude, et nous
  aurions pu lui et moi arriver a Paris et nous y separer avec amitie.
  Au lieu que nous serons peut-etre ennemis jures avant de quitter
  Venise. C'est le relachement des nerfs apres une crispation, c'est un
  besoin de pleurer apres le besoin de blasphemer. Je ne peux pas etre
  ainsi. Je ne peux pas etre ainsi (_sic_). Tant que j'aime il m'est
  impossible d'injurier ce que j'aime, et quand j'ai dit une fois _je ne
  vous aime plus_, il est impossible a mon coeur de retracter ce qu'a
  prononce ma bouche. C'est la, je crois, un mauvais caractere: je suis
  orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant, et ne m'offense jamais.
  Je ne suis pas genereuse, ma conscience me force a te le dire.
  Ma conduite peut etre magnanime, mon coeur ne peut pas etre
  misericordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis
  servir encore Alf. par devoir et par honneur, mais lui pardonner par
  amour ce m'est impossible.

  Songe a cela, reflechis a mon caractere et souviens-toi de ce que tu
  as dit une fois:

  Ella cessa de amare questo uomo per amarmi,
  Ella potra cessar de amarmi per amar un altro.

  Je ne crois pas que j'en puisse aimer un autre a present, si je
  cessais de t'aimer.

  Je vieillis et mon coeur s'epuise, mais je puis devenir de glace
  pour toi d'un jour a l'autre. Prends garde, prends garde a moi! Pour
  conserver mon amour et mon estime, il faut se tenir bien pres de la
  perfection. Ah! c'est que l'amour est une chose si grande et si belle!
  L'amitie peut etre oublieuse et tolerante. Je pardonne tout a mes
  amis, et il y en a parmi eux que j'aime sans pouvoir les estimer. Mais
  l'amour, selon moi, c'est la veneration, c'est un culte. Et si mon
  dieu se laisse tomber tout a coup dans la crotte, il m'est impossible
  de le relever et de l'adorer. Mais je suis stupide de te faire de
  pareilles remontrances. Est-ce que tu es capable de dire une injure
  ou une grossierete a une femme! Non: pas meme a celle qui te serait
  indifferente. C'est bien bete de ma part de le craindre et de me
  mefier. C'est toi au contraire qui dois te mefier de moi. Es-tu sur
  que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis si
  exigeante et si severe, ai-je bien le droit d'etre ainsi?

  Mon coeur est-il pur comme l'or pour demander un amour irreprochable?
  Helas! j'ai tant souffert, j'ai tant cherche cette perfection sans la
  rencontrer! Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui realiseras
  mon reve? Je le crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu.
  Pardonne-moi d'avoir peur quelquefois. C'est quand je suis seule
  et que je songe a mes maux passes que le doute et le decouragement
  s'emparent de moi.

  Quand je vois ta figure honnete et bonne, ton regard tendre et
  sincere, ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne
  songe plus qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles
  et si bonnes! tu parles une langue si melodieuse, si nouvelle a mes
  oreilles et a mon ame! Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est
  juste et saint. Oui, je t'aime, c'est toi que j'aurais du toujours
  aimer. Pourquoi t'ai-je rencontre si tard? quand je ne t'apporte
  plus qu'une beaute fletrie par les annees et un coeur use par les
  deceptions--Mais non, mon coeur n'est pas use. Il est severe, il est
  mefiant, il est inexorable, mais il est fort, ce passionne. Jamais je
  n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse que la derniere fois que tu
  m'as couverte de tes caresses. (_Un mot efface_.)

  Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il
  n'y a que Dieu qui puisse me dire: "Tu n'aimeras plus."--Et je sens
  bien qu'il ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retire le feu
  du ciel; et que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je
  suis devenue capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est
  toi, oui, c'est toi. Reste ce que tu es a present, n'y change rien. Je
  ne trouve rien en toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. C'est la
  premiere fois que j'aime sans souffrir au bout de trois jours. Reste
  mon Pagello, avec ses gros baisers, son air simple, son sourire de
  jeune fille, ses caresses... son grand gilet, son regard doux... Oh!
  quand serai-je ici seule au monde avec toi? Tu m'enfermeras dans ta
  chambre et tu emporteras la clef quand tu sortiras, afin que je ne
  voie, que je n'entende rien que toi, et tu...

  --Etre heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela a Dieu et a
  toi. Bonsoir, _mio Piero_, mon bon cher ami, je ne pense plus a mes
  chagrins quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien
  triste. Cette dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal paye, si
  deplorable, qui agonise entre moi et Alf., sans pouvoir recommencer ni
  finir, est un supplice. Il est la devant moi comme un mauvais presage
  pour l'avenir et semble me dire a tout instant: "Voila ce que devient
  l'amour." Mais non, mais non, je ne veux pas le croire, je veux
  esperer, croire en toi seul, t'aimer en depit de tout et en depit
  de moi-meme. Je ne le voulais pas. Tu m'y as forcee. Dieu aussi l'a
  voulu. Que ma destinee s'accomplisse.

Toute la femme est dans cette lettre. Point mauvaise, capable de
devouement passionne, mais fiere, mais orgueilleuse indomptablement.
Elle refusait son pardon au coeur aimant et faible qui avait pu, un
jour, s'ennuyer d'elle: elle s'en savait maintenant profondement cherie.
Mais c'est surtout a elle-meme qu'elle devait ne point pardonner.
Sa fierte n'eut point consenti a rendre un entrainement des sens
responsable de l'abandon qui torturait le malheureux poete. Et la
fatalite de sa nature la poussait a se justifier, au nom de sa dignite
meme, d'une revanche qu'elle pensait legitime, que demain peut-etre elle
maudirait...

Comment Musset fut-il eclaire sur la situation? La nuit de l'hotel
Danieli l'obsedait sans doute. Mais on avait tout fait pour lui
persuader qu'il s'etait trompe. Ce qui reste mysterieux, dans les
tristes conditions de l'ame amoureuse, chancelante et si faible du
malheureux poete, c'est la psychotherapie que lui imposa sa maitresse.
L'examen n'en saurait etre que defavorable a George Sand, si surtout
l'on s'arrete aux temoignages de Paul de Musset (_Lui et Elle_). D'apres
ces temoignages, un jeune philosophe de lettres, M. Charles Maurras,
abordait recemment la question dans un judicieux article: "... On
s'employa a le calmer, puis a le faire taire, puis a endormir ses
soupcons. Tout fut bon pour cela. Il sortait du delire. On l'en avertit.
On lui dit: "Il faut que vous ayez reve une fois de plus." George, en
outre, lui rappela les hallucinations qu'il avait eues dans son enfance
et qui lui etaient meme revenues devant elle.... Un jour qu'il repetait
ce qu'il appelait ses reveries de folles, l'on s'emporta jusqu'a lui
faire la menace decisive, celle qu'il avait crainte jusqu'a ce moment de
sa vie et dont il se souvint jusqu'au dernier soupir: on le menaca de la
maison de sante... La peur acheva donc de dompter les revoltes et les
inquietudes d'Alfred. Il admit des lors ce qu'il plut a George de
conter. Il alla plus loin. A la longue, le souvenir de ces soupcons,
egalement injurieux pour l'amour et l'amitie, le penetrerent de
scrupules... Et ceci est la these meme de la _Confession d'un enfant du
siecle_[100]..."--C'est, je crois, beaucoup noircir George Sand; car elle
etait capable de l'aimer encore, et cette fois desesperement. Pourquoi
ne pas s'en tenir a l'explication naturelle, la detresse des sens aupres
d'un malade?... Mais que penser de la candeur du poete devant la subtile
psychologie de son amie,--sa maitresse vraiment,--quand nous aurons vu
celle-ci lui ecrire a Paris: "Oh! cette nuit d'enthousiasme ou, _malgre
nous_, tu joignis nos mains, en nous disant: "Vous vous aimez et vous
m'aimez pourtant. Vous m'avez sauve ame et corps!"--N'oublions pas
qu'ils etaient a Venise, dans la Romantique eternelle, aimantes de
fievreuse folie par la ville d'amour.

[Note 100: CH. MAURRAS, _Petits menages romantiques_, dans la _Gazelle
de France_ du 15 oct. 1896.]

La plus grave accusation portee contre George Sand par Paul de Musset,
celle d'avoir greffe la terreur sur la jalousie dans les tourments du
poete convalescent, merite de nous arreter. L'auteur de _Lui et Elle_
donne encore son recit pour conforme a une dictee de son frere. Elle a
ete conservee: on ne peut guere mettre en doute l'authentique valeur de
ce document. J'en dois aussi la communication a Mme Lardin de Musset.
On comparera ce second recit "dicte par Alfred de Musset, en decembre
1852", avec le passage en question du roman:

  Nous etions loges a Saint-Moise, dans une petite rue qui aboutissait
  au traghetto du Grand-Canal. Je m'expliquai un soir avec George Sand.
  Elle nia effrontement ce que j'avais vu et entendu et me soutint que
  tout cela etait une invention de la fievre. Malgre l'assurance dont
  elle faisait parade, elle craignait qu'en presence de Pagello il lui
  devint impossible de nier, et elle voulut le prevenir, probablement
  meme lui dicter les reponses qu'il devrait me faire lorsque je
  l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumiere sous la porte
  qui separait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et j'entrai
  chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier dans
  son lit. D'ailleurs elle ecrivait sur ses genoux et l'encrier etait
  sur sa table de nuit. Je n'hesitai pas a lui dire que je savais
  qu'elle ecrivait a Pagello et que je saurais bien dejouer ses
  manoeuvres. Elle se mit dans une colere epouvantable et me declara
  que si je continuais ainsi, je ne sortirais jamais de Venise. Je lui
  demandai comment elle m'en empecherait. "En vous faisant enfermer dans
  une maison de fous", me repondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je
  rentrai dans ma chambre sans oser repliquer. J'entendis George Sand
  se lever, marcher, ouvrir la fenetre et la refermer. Persuade qu'elle
  avait dechire sa lettre a Pagello et jete les morceaux par la fenetre,
  j'attendis le point du jour et je descendis en robe de chambre dans la
  ruelle. La porte de la maison etait ouverte, ce qui m'etonna beaucoup.
  Je regardai dans la rue et j'apercus une femme en jupon enveloppee
  d'un chale. Elle etait courbee. Elle cherchait quelque chose a terre.
  Le vent etait glacial. Je frappai sur l'epaule de la chercheuse, lui
  disant, comme dans le _Majorat_: "George, George, que viens-tu faire
  ici a cette heure? Tu ne retrouveras pas les morceaux de ta lettre. Le
  vent les a balayes; mais ta presence ici me prouve que tu avais ecrit
  a Pagello."

  Elle me repondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit;
  qu'elle me ferait arreter tout a l'heure; et elle partit en courant.
  Je la suivis le plus vite que je pus. Arrivee au Grand-Canal, elle
  sauta dans une gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais
  je m'etais jete dans la gondole, a cote d'elle, et nous partimes
  ensemble. Elle n'ouvrit pas la bouche pendant le voyage. En debarquant
  au Lido, elle se remit a courir, sautant de tombe en tombe dans le
  cimetiere des Juifs. Je la suivais et je sautais comme elle. Enfin
  elle s'assit epuisee sur une pierre sepulcrale. De rage et de depit,
  elle se mit a pleurer: "A votre place, lui-dis-je, je renoncerais a
  une entreprise impossible. Vous ne reussirez pas a joindre Pagello
  sans moi et a me faire enfermer avec les fous. Avouez plutot que vous
  etes une c...--Eh bien! oui, repondit-elle.--Et une desolee c...",
  ajoutai-je.--Et je la ramenai vaincue a la maison.

Dans une longue note inedite ajoutee par elle-meme a sa correspondance
avec Musset, George Sand refute, non sans indignation, ce qu'elle
considere comme une calomnie. L'impartialite nous oblige a en donner
un fragment,--non sans faire observer que si la dictee de Musset est
posterieure de dix-huit ans aux faits qu'elle raconte, la rectification
de George Sand est posterieure a la mort du poete[101].

[Note 101. M. Maurice Clouard (article cite: _Revue de Paris_ du 1er
aout 1896) a donne une impression et des extraits de ce morceau.]

  La lettre a laquelle il fait allusion dans celle qui precede, et qui
  a donne lieu a de si belles histoires (forme) neuf petites lignes
  ecrites au crayon sur le revers d'une _Canzonetta nuova, sopra
  l'Elisire d'Amore_ que l'on chantait et criait a un sou dans les rues
  de Venise. Il l'avait achetee le matin, et elle se trouvait sur la
  table. Il etait alors tourmente de visions et de soupcons jaloux.
  _Elle_ le veillait toujours, bien qu'il fut en convalescence; mais
  il etait souvent tres agite. Le croyant endormi, et ne voulant pas
  l'eveiller en cherchant une plume et du papier, _elle_ ecrivit sur le
  _verso_ de cette chanson:

  "Egli e stato molto male, questa notte, poveretto! Credeva si vedere
  fantasmi intorno al suo letto e gridava sempre: "_Son matto. (Je
  deviens fou.)_" Temo molto per la sua ragione. Bisogna sapere dal
  gondoliere se non ha bevuto vino di Cipro, nella gondola, ieri.
  Se forse ubbri..." Ici _elle_ fut interrompue; _il_ avait fait un
  mouvement; _elle_ mit ce qu'elle ecrivait dans sa poche; _il_ s'en
  apercut et demanda a le voir; _elle_ s'y refusa, promettant de le
  montrer plus tard. _Elle_ ne pouvait le lui montrer que beaucoup plus
  tard.

  Voici la traduction: "Il a ete tres mal cette nuit, le pauvre enfant!
  Il croyait voir des fantomes autour de son lit, et criait toujours:
  "Je suis fou! je deviens fou!" Je crains beaucoup pour sa raison. Il
  faut savoir du gondolier s'il n'a pas bu du vin de Chypre dans la
  gondole, hier. S'il n'etait qu'ivre..." Probablement la phrase devait
  etre terminee ainsi: "S'il n'etait qu'ivre, ce ne serait pas si
  inquietant[102]."

[Note 102. Cette chanson ainsi annotee par G. Sand, n'a pas ete
retrouvee, que je sache, dans les papiers de Musset. Remarquons, en
passant, que le poete, parle, dans sa _dictee_, d'une lettre ecrite _a
l'encre_ et non au crayon...]

  Il eprouvait un insurmontable besoin de relever ses forces par des
  excitants, et deux ou trois fois, malgre toutes les precautions, il
  reussit a boire en s'echappant, sous pretexte de promenade en gondole.
  Chaque fois, il eut des crises epouvantables, et il ne fallait pas en
  parler au medecin devant lui, car il s'emportait serieusement contre
  ces revelations. Comme lui-meme craignait pour sa raison, il n'est pas
  etonnant non plus qu'_elle_ ne voulut pas lui montrer cette phrase:
  "_Temo molto per la sua ragione_" et, comme pour lui oter des soupcons
  qui, par moment, l'exasperaient, _elle_ n'osait plus parler de _lui_,
  a part, au medecin, c'est bien souvent sur des bouts de papier,
  glisses furtivement, qu'_elle_ put lui rendre compte des crises dont
  il fallait qu'il fut informe.

  Plus tard, _elle_ consentit, a Paris, a _lui_ remettre cette _fameuse
  lettre. Elle_ eut tort; _elle_ le croyait tres calme et tres gueri
  dans ce moment-la; il fut d'abord tres reconnaissant et tres console;
  mais son imagination, que les boissons excitantes ramenerent bientot
  aux acces de delire, travailla enormement cette phrase: "_Temo molto
  per la sua ragione_." Il en parla peut-etre a son frere: de la,
  l'epouvantable et infame accusation de l'avoir menace, a Venise, de
  la _Maison des fous_. Mais jamais une si meprisable idee ne lui est
  venue, a _lui!_ Il etait fantasque, injuste, fou reellement dans
  l'ivresse, mais jamais calomniateur de sang froid...

Apres lecture de ce morceau, est-il permis de trouver au moins
singulier, chez George Sand, cet obsedant besoin de se justifier, quand
on connait sa lettre,--evidemment anterieure a la scene evoquee,--sa
lettre au docteur Pagello? Pouvait-elle esperer qu'elle resterait a
jamais medite?--A moins d'admettre que cette nuit-la, precisement, elle
n'ecrivit a son amant nouveau--rien dont put s'offenser son amant de la
veille?... N'empeche qu'avec l'intimite que nous avons surprise entre
elle et Pagello, l'obligation qu'elle s'imposera plus tard de demontrer
son erreur a Musset denote chez elle un instinct de dissimulation du
plus obstine feminisme.

Il n'en est pas moins vrai que le pauvre poete, s'il soupconna seulement
les liens qui unissaient maintenant son amie au docteur Pagello,
n'ignora plus, apres la scene du Lido, les sentiments qui avaient germe
entre eux durant sa maladie. Pagello lui-meme nous a appris, mais
indirectement, par une confidence que nous transmet l'_Illustrazione
italiana_ de 1881, comment le poete fut instruit de sa disgrace.

George Sand n'avait qu'une volonte. Nous l'avons vue ecrire a Pagello
qu'il fallait informer Musset par le plus court. Ainsi fut Fait.

  "--Croyez-vous, Docteur, commenca-t-elle froidement, qu'Alfred soit
  capable de supporter une forte emotion?

  --Vous dites? demanda Pagello.

  --Eh bien! je parlerai franchement. Cher Alfred, je ne suis plus
  votre maitresse; je serai seulement votre amie. J'aime le docteur
  Pagello[103]..."

[Note 103: Cette scene est rapportee par l'auteur anonyme de l'article
de l_'Illustrazione_, d'apres le temoignage du Venitien Jacopo Cabianca
qui en tenait le recit de Pagello. Celui-ci, d'ailleurs, en a confirme
depuis, et maintes fois, l'exactitude.]

Paul de Musset donne une version equivalente. A l'en croire, Alfred,
trop spirituel pour se facher et voyant la confusion de Pagello, aurait
pardonne genereusement au jeune visiteur d'avoir su gagner l'affection
de sa compagne[104]... Il omet d'ajouter que le malheureux poete, plus
epris que jamais de celle qu'il venait de perdre, pleurait en silence
des larmes de sang.

[Note 104: _Lui et Elle_, pp. 142-148.]

"J'aime le docteur Pagello." Que cette parole ait ete ou non dite,
Musset, du moins, put conserver des doutes sur la nature des relations
de George Sand avec leur nouvel ami. Ses lettres temoignent d'un
souci constant de sa dignite a cet egard, d'un besoin de croire a la
delicatesse de celle qui l'avait aime. Elle prit soin d'ailleurs de
l'entretenir dans cette illusion. Huit mois plus tard, rentree elle-meme
a Paris, elle n'hesitait pas a le rassurer en ces termes:

  Je n'ai a te repondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour que
  j'ai aime Pierre, et meme apres ton depart, apres t'avoir dit que je
  l'aimais _peut-etre_, que _c'etait mon secret_ et que _n'etant plus
  a toi je pouvais etre a lui sans te rendre compte de rien_, il s'est
  trouve dans sa vie, a lui, dans ses liens mal rompus avec ses
  anciennes maitresses, des situations ridicules et desagreables qui
  m'ont fait hesiter a me regarder comme engagee par des precedents
  _quelconques_. Donc, il y a eu de ma part une sincerite dont j'appelle
  a toi-meme et dont tes lettres font foi pour ma conscience. Je ne t'ai
  pas permis a Venise de me demander le moindre detail, si nous nous
  etions embrasses tel jour sur l'oeil ou sur le front, et je te defends
  d'entrer dans une phase de ma vie ou j'avais le droit de reprendre les
  voiles de la pudeur vis-a-vis de toi. (_Lettre d'octobre 1834_.)

George Sand lui refusait donc "le droit de l'interroger sur Venise".
Bien plus, dans les trois derniers chapitres de la _Confession d'un
enfant du siecle_, ou il expose, n'accusant toujours que lui-meme, cette
periode navree et resignee de son histoire, il semble appuyer sur cette
conviction de sa detresse, qu'il ne s'agissait encore que d'un amour
moral entre Smith et Brigitte Pierson.

Un jour cependant, un soir d'automne de la meme annee, George Sand
ecoutant le passe, reconnut sa part de faiblesse dans les miseres de cet
amour. Apres un dernier adieu de celui qu'elle avait tant fait souffrir,
elle s'etait sentie l'adorer. Lelia pouvait-elle aimer autrement qu'avec
desespoir?...--Adieu pour jamais! lui avait dit le poete, et, rentree
chez elle, seule avec sa douleur, elle essayait de la soulager dans une
sorte de journal intime. Cette confession de huit jours, plus belle
peut-etre que tout ce qu'a ecrit George Sand, est restee inedite. La
jeune femme y apparait a son tour tres sincere--et bien miserable. Ce
court fragment peut en donner l'idee:

  Mon Dieu, rendez-moi ma feroce vigueur de Venise; rendez-moi cet apre
  amour de la vie, qui m'a pris comme un acces de rage, au milieu du
  plus affreux desespoir; faites que je m'ecrie encore: "Ah! l'on
  s'amuse a me tuer! L'on y prend plaisir; on boit mes larmes en riant!
  Eh bien, moi, je ne veux pas mourir; je veux aimer, je veux rajeunir,
  je veux vivre!" Mais comme cela est tombe! Dieu, tu le sais, comme tu
  m'as abandonnee apres! C'etait donc un crime? L'amour de la vie
  est donc un crime? L'homme qui vient dire a une femme: "Vous etes
  abandonnee, meprisee, chassee, foulee aux pieds. Vous l'avez peut-etre
  merite. Eh bien, moi je n'en sais rien; je ne vous connais pas; mais
  je vois votre douleur, et je vous plains, et je vous aime. Je me
  devoue a vous seule pour toute ma vie. Consolez-vous, vivez. Je
  veux vous sauver, je vous aiderai a remplir vos devoirs aupres d'un
  convalescent; vous le suivrez au bout du monde; mais vous ne l'aimerez
  plus, et vous reviendrez. Je crois en vous." Un homme qui me disait
  cela pouvait-il me sembler coupable a ce moment-la? Et si, apres
  avoir concu l'esperance de persuader cette femme, emporte, lui, par
  l'impatience de ses sens ou bien par le desir de s'assurer de sa foi,
  avant qu'il fut trop tard, il l'obsede de caresses, de larmes, il
  cherche a surprendre ses sens par un melange d'audace et d'humilite.
  Ah! les autres hommes ne savent pas ce que c'est que d'etre adoree et
  persecutee et imploree des heures entieres; il y en a qui ne l'ont
  jamais fait, qui n'ont jamais tourmente obstinement une femme; plus
  delicats et plus fiers, ils ont voulu qu'elle se donnat, ils l'ont
  persuadee, obtenue et attendue. Moi, je n'avais jamais rencontre que
  de ces hommes-la. Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier
  mot ne m'a pas arrache un cri d'horreur! Et pourquoi ai-je cede?
  Pourquoi? Pourquoi? Le sais-je? Je sais que vous m'avez brisee
  ensuite, et que, si s'est un crime involontaire, vous ne m'en avez pas
  moins punie, comme les juges humains punissent l'assassinat premedite.

Dans cette crise de quelques jours, qui pesa comme une eternite sur son
coeur, une visite inattendue vint temperer les amertumes de Musset. Il
avait un grand ami, Alfred Tattet, le meilleur de ses amis apres son
frere Paul qui fut le confident de toute sa vie. Fils d'un agent de
change parisien, intelligent, mondain, artiste, elegant, desoeuvre,
Tattet menait largement l'existence du dandy cultive, ou, plus fortune,
Musset l'eut suivi sans doute, au detriment de son genie. Les deux amis
n'en partageaient pas moins les memes plaisirs. Et Musset faisait chaque
automne de longs sejours chez les parents de Tattet, a Bury, dans la
vallee de Montmorency.

L'affection qu'il garda toujours a cet intime compagnon de sa jeunesse
est immortalisee par les stances bien connues des _Premieres poesies_:

  Dans mes jours de malheur, Alfred, seul entre mille, Tu m'es reste
  fidele ou tant d'autres m'ont fui. Le bonheur m'a prete plus d'un lien
  fragile, Mais c'est l'adversite qui m'a fait un ami...

Le poete etant a Venise, Tattet, qui voyageait en Italie avec Virginie
Dejazet, fit un detour pour l'aller voir. Il le trouva presque retabli,
comme en temoignent un billet de George Sand, acceptant d'aller au
theatre avec lui, et une lettre qu'il adressait lui-meme a Sainte-Beuve,
apres avoir quitte son ami.--Elle nous renseigne sur l'affectueuse
sollicitude de Sainte-Beuve et l'etat precaire des pauvres amants de
Venise. Voici la partie de cette lettre qui nous interesse:

  Je ne sais quel bon genie m'a conduit a Venise et m'a fait executer
  par moi-meme et d'inspiration ce que votre lettre me recommandait avec
  tant d'instances. J'ai tache, pendant mon sejour a Venise, de procurer
  quelques distractions a Mme Dudevant, qui n'en pouvait plus; la
  maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguee. Je ne les ai quittes que
  lorsqu'il m'a ete bien prouve que l'un etait tout a fait hors de
  danger, et que l'autre etait entierement remise de ses longues
  veilles.

  Soyez donc maintenant sans inquietude, mon cher M. de Sainte-Beuve;
  Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout devoue, tres capable,
  et qui le soigne comme un frere. Il a remplace aupres de lui un ane
  qui le tuait tout bonnement. Des qu'il pourra se mettre en route, Mme
  Dudevant et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un desir effrene.
  Vous les verrez avant moi qui vais continuer mon voyage; dites-leur
  donc de ma part a tous deux ce que votre eloquente amitie trouvera
  pour leur exprimer la mienne, qui n'est que bien tendre et bien
  devouee[105].

[Note 105: _Revue de Paris_, 1er aout 1896.]

George Sand avait ouvert son coeur a ce cher camarade de Musset. Pagello
lui-meme s'etait fait de lui un ami sincere. Tout a ete conserve de
leurs correspondances. Dans l'opinion qu'il devait emporter,--a part
soi,--de cette aventure, l'aimable et faible Alfred Tattet semble avoir
d'abord subi l'influence de George Sand. Nous le verrons plus
tard essayant de detourner Musset de celle qui rendait sa vie si
malheureuse.--Dans les confidences qu'elle lui avait faites a Venise,
celle-ci lui avait-elle tout avoue? Le lecteur jugera, d'apres ce
fragment d'une de ses lettres a Tattet, ce qu'il lui convient de
conclure:

  ...Si quelqu'un vous demande ce que vous pensez de la feroce Lelia,
  repondez seulement qu'elle ne vit pas de l'eau des mers et du sang
  des hommes, en quoi elle est tres inferieure a Han d'Islande; dites
  qu'elle vit de poulet bouilli, qu'elle porte des pantoufles le matin
  et qu'elle fume des cigarettes de Maryland. Souvenez-vous tout seul
  de l'avoir vue souffrir et de l'avoir entendue se plaindre, comme une
  personne naturelle.--Vous m'avez dit que cet instant de confiance et
  de sincerite etait l'effet du hasard et du desoeuvrement. Je n'en
  sais rien; mais je sais que je n'ai pas eu l'idee de m'en repentir et
  qu'apres avoir parle avec franchise pour repondre a vos questions,
  j'ai ete touchee de l'interet avec lequel vous m'avez ecoutee. Il y
  a certainement un point par lequel nous nous comprenons: c'est
  l'affection et le devouement que nous avons pour la meme personne.
  Qu'elle soit heureuse, c'est tout ce que je desire desormais. Vous
  etes sur de pouvoir contribuer a son bonheur, et moi, j'en doute pour
  ma part. C'est en quoi nous differons et c'est en quoi je vous envie.
  Mais je sais que les hommes de cette trempe ont un avenir et une
  providence. Il retrouvera en lui-meme plus qu'il ne perdra en moi;
  il trouvera la fortune et la gloire, moi je chercherai Dieu et la
  solitude.

  En attendant, nous partons pour Paris dans huit ou dix jours, et nous
  n'aurons pas, par consequent, le plaisir de vous avoir pour compagnon
  de voyage. Alfred s'en afflige beaucoup, et moi je le regrette
  reellement. Nous aurions ete tranquilles et _allegri_ avec vous, au
  lieu que nous allons etre inquiets et tristes. Nous ne savons pas
  encore a quoi nous forcera l'etat de sa sante physique et moral.
  Il croit desirer beaucoup que nous ne nous separions pas et il me
  temoigne beaucoup d'affection. Mais il y a bien des jours ou il a
  aussi peu de foi en son desir que moi en ma puissance, et alors, je
  suis pres de lui entre deux ecueils: celui d'etre trop aimee et de lui
  etre dangereuse sous un rapport, et celui de ne l'etre pas assez sous
  un autre rapport, pour suffire a son bonheur. La raison et le courage
  me disent donc qu'il faut que je m'en aille a Constantinople, a
  Calcutta ou a tous les diables. Si quelque jour il vous parle de moi
  et qu'il m'accuse d'avoir eu trop de force et d'orgueil, dites-lui que
  le hasard vous a amene aupres de son lit clans un temps ou il avait
  la tole encore faible et qu'alors n'etant separe des secrets de notre
  coeur que par un paravent, vous avez entendu et compris bien des
  souffrances auxquelles vous avez compati. Dites-lui que vous avez
  vu la vieille femme repandre sur ses tisons deux ou trois larmes
  silencieuses, que son orgueil n'a pas pu cacher. Dites-lui qu'au
  milieu des rires que votre compassion ou voire bienveillance cherchait
  a exciter en elle, un cri de douleur s'est echappe une ou deux fois du
  fond de son ame pour appeler la mort[106].

[Note 106: _Revue de Paris_ du 1er aout 1896.]

Quand George Sand adressait a Alfred Tattet ce beau discours resigne,
elle s'etait donnee a Pagello... Avec la sante lentement revenue, Musset
avait trouve la solitude. Et sans oser encore se convaincre de l'abandon
de son amie, il pleurait ce qu'on lui demontrait avoir ete sa faute
impardonnable:

  Il faudra bien t'y faire, a cette solitude,
  Pauvre coeur insense, tout pret a se rouvrir,
  Qui sais si mal aimer et sais si bien souffrir.
  Il faudra bien t'y faire, et sois sur que l'etude,

  La veille et le travail, ne pourront te guerir.
  Tu vas, pendant longtemps, faire un metier bien rude,
  Toi, pauvre enfant gate, qui n'as pas l'habitude
  D'attendre vainement et sans rien voir venir.

  Et pourtant, o mon coeur, quand tu l'auras perdue,
  Si lu vas quelque part attendre sa venue,
  Sur la plage deserte en vain tu l'attendras,

  Car c'est toi qu'elle fuit de contree en contree,
  Cherchant sur cette terre une tombe ignoree
  Dans quelque triste lieu qu'on ne te dira pas[107]...

  Voici qu'approchait l'heure de son retour en
  France. Apres les orages probables qui l'assombrirent
  pour toujours, le pauvre enfant faisait
  un cruel retour au passe et sa faiblesse s'exhalait
  dans cette plainte douloureuse[108]:

  Toi qui me l'as appris, tu ne t'en souviens plus,
  De tout ce que mon coeur renfermait de tendresse,
  Quand dans la nuit profonde, o ma belle maitresse,
  Je venais en pleurant tomber dans tes bras nus!

  La memoire en est morte, un jour te l'a ravie,
  Et cet amour si doux qui faisait sur la vie
  Glisser dans un baiser nos deux coeurs confondus,
  Toi qui me l'as appris, tu ne t'en souviens plus!

[Note 107, 108: Vers publies par la _Revue de Paris_ du 1er nov. 1896.]

On ne sait presque rien des derniers jours de Musset a Venise. Le 22
mars, George Sand devait partir avec lui,--sa lettre a Alfred Tattet en
fait foi;--le 28 il part seul. "Les troisieme, quatrieme et cinquieme
chapitres de la _Confession d'un enfant du siecle_ donnent une idee
de ce qui a du se passer durant ces quelques jours, a dit M. Maurice
Clouard. Musset, apparemment, crut faire acte de grandeur d'ame et
de generosite en partant seul, laissant George Sand, en compagnie de
Pagello[109]." J'estime, au contraire, que cette derniere semaine fut
lamentable pour Musset. La jalousie torturait le malheureux, depuis sa
vision de l'hotel Danieli. Il n'avait pu prendre son parti de l'accord
qu'avait ratifie sa faiblesse, autant qu'y avait consenti sa generosite.
A en croire George Sand elle aima d'abord Pagello comme un pere. A eux
deux, ils avaient "adopte" Musset. Et lui-meme, l'inconstant poete, aux
premiers jours de lassitude de son amour, _avant cette maladie_ ou
elle le soigna si maternellement, n'avait-il pas _engage_ Pagello _a
consoler_ cette compagne dont il se sentait excede.... C'est la these
d'_Elle et Lui_. Nous savons ce qu'il en faut penser. Mais on dut
s'acharner a le persuader, pendant ces dernieres semaines, qu'il avait,
lui seul, prepare et voulu l'etrange situation ou ils se debattaient
tous les trois. Son bon sens lui montrait la chimere de cette poursuite
du repos hors de la voie commune. Qu'il y eut ou non de sa faute dans la
rupture, il aimait maintenant et n'etait plus aime. Un jour vint ou,
n'y tenant plus, il quitta ces amis qui devenaient amants de facon trop
claire et trop prompte pour sa Tranquillite...

[Note 109: M. Clouard, article cite de la _Revue de Paris_, p. 755.]

Une courte lettre de Musset, datee de Venise, nous fait entrevoir les
orages qui ont precede son depart. Elle nous apprend qu'il s'etait deja
separe de George Sand. Encore convalescent, il etait sur le point de
rentrer a Paris, accompagne seulement d'un domestique, le perruquier
_Antonio_. Avant de quitter Venise, et la mort dans l'ame, il envoyait
ce supreme adieu a sa bien-aimee:

  Adieu, mon enfant.... Quelle que soit ta haine ou ton indifference
  pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai donne aujourd'hui est le
  dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au premier pas que j'ai
  fait dehors, avec la pensee que je t'avais perdue pour toujours, j'ai
  senti que j'avais merite de te perdre, et que rien n'est trop dur pour
  moi. S'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou non,
  il m'importe a moi, aujourd'hui que ton spectre s'efface deja et
  s'eloigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le
  sillon de ma vie ou tu as passe, et que celui qui n'a pas su t'honorer
  quand il te possedait peut encore y voir clair a travers ses larmes,
  et t'honorer dans son coeur, ou ton image ne mourra jamais. Adieu, mon
  enfant.

Un gondolier avait porte cette lettre a George Sand; Musset attendait
devant la Piazzetta; elle lui repondit par ce billet au crayon, sur le
verso:

  _Al signor A. de Musset in gondola, alla Piazzetta._

  Non, ne pars pas comme ca! Tu n'es pas assez gueri, et Buloz ne m'a
  pas encore envoye l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio[110].
  Je ne veux pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne
  suis-je pas toujours le frere George, l'ami d'autrefois[111]?

[Note 110: Reglons une fois pour toutes cette question des avances
d'argent, a propos de laquelle on a essaye de blamer Musset, en citant
ces deux fragments de leurs lettres.--D'Elle a Lui (du 29 avril 1834):
"Je ne veux pas que tu songes a m'envoyer du tien, et ce que tu me dis a
cet egard me fait beaucoup de peine. Ne te souviens-tu pas que j'ai
ta parole d'honneur de ne pas songer a ce remboursement avant trois
ans?"--De Lui a Elle (de l'hiver suivant): "Mon ange adore, je te
renvoie ton argent. Buloz m'en a envoye...."]

[Note 111: Lettres de George Sand a Alfred de Musset (publiees par
M. Emile Aucante). _Revue de Paris_ du 1er novembre 1896, pp. 1-48.]

Musset partit le 29 mars, accompagne quelques heures par son amie.
Avant de quitter Venise, il avait recu d'elle un carnet de voyage qui
s'ouvrait sur cette dedicace: _A son bon camarade, frere et ami, sa
maitresse_, GEORGE.--Que n'invoquait-elle aussi sa maternite, la
meilleure corde de sa lyre!...



V

Musset a quitte Venise, a peine retabli et le coeur bien malade. George
Sand l'a confie a un domestique italien, Antonio, perruquier de son
etat, qui le suivra jusqu'a Paris. Elle-meme l'accompagne quelques
heures, jusqu'a Mestre. Quand ils se sont separes, elle fait une petite
excursion dans les Alpes en suivant la Brenta. "J'ai fait a pied jusqu'a
huit lieues par jour, ecrit-elle a Jules Boucoiran[112], le precepteur
de son fils, et j'ai reconnu que ce genre de fatigue m'etait fort bon
physiquement et moralement." Dans la meme lettre, elle reconnait aussi
que Musset "etait encore bien delicat pour entreprendre ce voyage. Je ne
suis pas sans inquietude sur la maniere dont il le sup portera; mais il
lui etait plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacre
a attendre le retour de la sante, la retardait au lieu de l'accelerer.
Il est parti enfin, sous la conduite d'un domestique tres soigneux et
tres devoue. Le medecin m'a repondu de la poitrine, en tant qu'il la
menagerait; mais je ne suis pas bien tranquille." Et elle rentre a
Venise, "ayant sept centimes dans sa poche", pour installer sa vie
nouvelle avec le docteur Pagello.

[Note 112: Lettre du 6 avril 1834. _Correspondance_, t. I, p.
265.--Pourquoi lui ecrit-elle qu'elle a quitte Musset a "Vicence"?]

C'est du ton le plus degage qu'elle explique a ses correspondants son
intention d'etablir son "quartier general" a Venise, ou elle peut
travailler en paix et vivre economiquement. Elle compte rayonner dans la
region des Alpes, en depensant cinq francs par jour, pousser peut-etre
jusqu'a Constantinople (ce reve de Constantinople reviendra longtemps
dans ses lettres, comme un projet en l'air, de l'etudiante qui veillait
en elle), aller ensuite passer les vacances a Nohant et retourner a ses
lagunes. De sa liaison nouvelle, pas un mot a ses plus intimes amis;
mais tout Paris en etait bientot informe.

Le plus tranquillement du monde et avec cette imperturbable sincerite
qu'elle mettait a concilier son labeur et ses passions, elle associait
sa vie a celle de Pagello. On est d'abord surpris de cette independance,
si l'on songe qu'elle avait en France deux enfants qu'elle adorait et
un mari qui s'accommodait encore de ces libertes d'existence. Mais a se
rappeler ses debuts dans la vie litteraire, on s'en etonne moins.

Apres deux ans et demi d'une organisation boiteuse, entre Nohant ou
elle se cloitrait trois mois sur six et Paris ou elle vivait selon
sa fantaisie, la voici installee a Venise. Quand elle en partira, en
juillet 1834, il y aura huit mois qu'elle n'aura revu ses enfants. L'un
et l'autre sont en pension a Paris.

--La rumeur de ses amours en Italie devait hater la rupture avec M.
Dudevant, qui eut lieu en 1836. Elle s'en etonnera pourtant, dans cette
sereine inconscience de ses torts qui lui faisait ecrire quinze ans plus
tard: "Je ne prevoyais pas que mes tranquilles relations avec mon mari
dussent aboutir a des orages. Il y en avait eu rarement entre nous. Il
n'y en avait plus depuis que nous nous etions faits independants l'un de
l'autre. Tout le temps que j'avais passe a Venise, M. Dudevant m'avait
ecrit sur un ton de bonne amitie et de satisfaction parfaite, me donnant
des nouvelles des enfants et m'engageant meme a voyager pour mon
instruction et pour ma sante. Ses lettres furent produites et lues dans
la suite par l'avocat general, l'avocat de mon mari se plaignant "des
douleurs que son client avait devorees dans la solitude[113]."

[Note 113: _Histoire de ma vie_, 5 deg. partie, chap. III.]

M. Dudevant laissa prononcer la separation contre lui. Autant sa femme
avait recherche l'eclat et le succes, autant il demandait le silence. Il
finit taciturne et oublie, alors que le nom de George Sand devenait pour
toute l'Europe synonyme de singularite et de genie.

--En 1834, George Sand installee a Venise, n'ayant publie que ses
premiers romans, demi-chefs-d'oeuvre, ignore encore la gloire; mais,
menant de front indomptablement son labeur et ses passions, deja elle
semble assuree de l'acquerir.

Voici sur cette epoque de sa vie,--cinq mois dont on ne savait a peu
pres rien,--la suite du journal intime de Pagello:

  Alfred de Musset gueri, partait en prenant sechement conge de moi.
  George Sand abandonnait l'hotel Royal[114] et venait habiter un petit
  appartement a San Fantin. Venise n'est pas Paris, et comme j'etais
  connu de beaucoup, l'aventure fit du bruit.

[Note 114: Ceci est une erreur de Pagello. Sitot apres le
retablissement de Musset, George Sand et lui s'installerent a San Mose,
dans le petit appartement ou eut lieu la scene de la lettre. (Voir plus
haut, p. 115.)]

  Quatre jours apres, mon pere m'ecrivit de Castel-Franco une longue
  lettre ou il m'adressait les observations les plus raisonnables sur le
  mauvais pas que j'avais fait, et ou il ordonnait a mon frere Robert,
  qui habitait avec moi, de s'eloigner de mon logis et de ma societe
  tant que durerait cette liaison. Je prevoyais cette premiere amertume
  et je la supportai, sinon en paix, du moins avec assez d'aplomb.
  Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi lesquels beaucoup de
  personnes distinguees, souriaient en me rencontrant dans les rues;
  d'autres pincaient les levres en me regardant, et evitaient de me
  saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand a mon bras.
  Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec
  cette perception qui lui etait propre, voyait et comprenait tout, et
  lorsque quelque leger nuage passait sur mon front, elle savait le
  dissiper a l'instant avec son esprit et ses graces enchanteresses.
  Nous vecumes ainsi de fevrier[115] a aout. Je vaquais le matin aux soins
  de ma profession; elle ecrivait son roman de _Jacques_, dont elle me
  fit le protagoniste, exagerant mon caractere moral.

[Note 115: Autre erreur de Pagello. Musset ne quitta Venise que le
29 mars. Si G. Sand s'installa chez le docteur avant son depart, comme
c'est probable, ce ne fut que dans le courant de mars.]

  J'ecrivais aussi; nous avons du moins travaille ensemble aux _Lettres
  d'un voyageur_, ou nous depeignimes en quelques croquis, et plutot a
  sa facon qu'a la mienne, les coutumes de Venise et des environs. Quand
  elle n'ecrivait pas, elle s'occupait volontiers des travaux feminins
  pour lesquels elle avait une adresse et un gout particuliers, jusqu'a
  vouloir meubler toute une chambre de sa main, rideaux, chaises, sofa,
  etc. Je ne sais ce qu'elle n'eut pas fait avec ses mains. Sobre,
  econome, laborieuse pour elle-meme, elle etait prodigue pour les
  autres. Elle ne rencontrait pas un pauvre a qui elle ne fit l'aumone.
  Je crois que ses plus gros gains seront prodigues en grande partie a
  autrui, peut-etre sans discernement, peut-etre a des escrocs et a des
  vicieux, parce que sa generosite manque de mesure jusqu'a l'avoir fait
  tomber souvent dans le besoin, avec des benefices de dix mille francs
  par an. Elle s'en confessa elle-meme a moi, et je le vis bien, et je
  le sus encore a Paris, de quelques-uns de ses plus honnetes amis.
  Maintenant, je reviens a mon histoire.

  Donc, au mois d'aout, elle m'apprit qu'il lui etait absolument
  necessaire d'aller pour quelque temps a Paris. Les vacances
  approchaient. Ses deux enfants sortaient du college et ils avaient
  coutume de se rendre avec elle a la Chatre ou elle passait l'automne
  avec son mari. En meme temps, elle me temoignait un grand desir que
  je l'accompagnasse pour revenir ensuite a Venise ensemble. Je restai
  trouble et je lui dis que j'y penserais jusqu'au lendemain. Je compris
  du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans elle; mais
  je l'aimais au dela de tout, et j'aurais affronte mille desagrements
  plutot que de la laisser courir seule un aussi long voyage.

  J'arrangeai pour le mieux mes affaires afin de recueillir un peu
  d'argent. Le jour suivant, je lui dis que je l'accompagnerais, mais
  que j'exigeais d'habiter seul a Paris et de n'etre pas contraint de me
  rendre a la Chatre, voulant au contraire profiter de mon sejour
  dans cette grande capitale pour frequenter les hopitaux et en faire
  beneficier ma profession. A l'accent un peu triste, mais decide, avec
  lequel je prononcai ces paroles, elle me repondit: "Mon ami, tu feras
  ce qui te plaira le mieux." Je l'avais comprise et elle m'avait
  compris. A partir de ce moment-la, nos relations se changerent en
  amitie, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'etre qu'un ami;
  mais je me sentais neanmoins amoureux....

Les impressions ideales de son sejour a Venise avec Pagello, George Sand
les a immortalisees dans ses trois premieres _Lettres d'un voyageur._
Elles sont dediees a Alfred de Musset, "A un poete", et toutes
melancoliques de son souvenir. Dans la seconde, qui parut a la _Revue
des Deux Mondes_ du 15 juillet 1834, elle se met en scene _(Beppa)_ avec
tous ses attraits d'enigme vivante, ainsi que Pagello (sous le double
masque de _Pietro_ et du _Docteur_) et plusieurs de leurs familiers.

C'est un merveilleux tableau du charme de Venise. D'apres un dire de
l'eminent romancier vicentin Fogazzaro a M. Gaston Deschamps, on aurait
la le plus fidele portrait de la Reine des lagunes.

Pagello, lui-meme, etait gagne a cette exaltation. Il celebrait son amie
dans une charmante _Serenata_ en dialecte venitien. Elle a ete publiee
en partie par George Sand, mais anonyme, dans la seconde des _Lettres
d'un voyageur_. Une anthologie venitienne de M. Raphael Barbiera a
revele le veritable auteur, en donnant de nouvelles preuves de son
talent de poete.--Traduisons quatre strophes de la _Serenata_:

  "Ne sois plus tourmentee de pensers melancoliques. Viens avec moi,
  montons en gondole, nous gagnerons la pleine mer.

  ... Oh! quelle vision! quel spectacle presente la lagune, lorsque tout
  est silence et que la lune brille au ciel!

  ... Abaisse ce voile, cache-toi; elle commence a paraitre... si elle
  t'apercevait, elle pourrait devenir jalouse.

  ... Tu es belle, tu es jeune, tu es fraiche comme une fleur! Voici
  venir le temps des larmes; ris aujourd'hui et fais l'amour."

Il faut lire la description feerique et si juste de ces adorables nuits
de Venise, dans la _Lettre_ de G. Sand, tout impregnee de cette poesie.

Ses preoccupations ordinaires etaient plus prosaiques. Sa correspondance
retentit d'une incessante reclamation d'argent a ses editeurs. A l'en
croire, elle aurait ete reduite aux derniers expedients, "a coucher sur
un matelas par terre, faute de lit". Les souvenirs de Pagello, que m'a
transmis une lettre de sa fille, Mme Antonini, protestent contre cette
excessive misere. Le menage n'etait pas riche, sans doute; mais on y
vivait allegre, en travaillant. George nous apprend, dans une de ses
lettres a Musset, que Pagello, tres occupe par ses malades, "est dehors
toute la journee, puis s'endort methodiquement sur le sofa apres le
diner, avec sa _pipetta_ dans l'oeil comme la flute de Deburau".

De son cote Pietro a conte que G. Sand ecrivait de six a huit heures de
suite, de preference la nuit, buvant beaucoup de the pour s'exciter au
travail.

Le jeune medecin habitait une petite maison "modeste, mais jolie", la
_Casa Mezzani_, en face le _Ponte dei Pignoli_. Avec lui vivait son
frere, Roberto Pagello, employe a la Marine, garcon instruit et de belle
humeur, et avec eux, parait-il, logee a cote de Lelia, une enigmatique
personne, Giulia P..., dont l'existence vient de nous etre revelee. Tout
ce que nous en savons est dans une lettre de George Sand a Musset:

  Ah! qu'est-ce que Giulia P...? Certainement, M. Dumas dirait de belles
  choses la-dessus. On dit dans la maison Mezzani que c'est la maitresse
  des deux Pagello et qu'elle et moi sommes les deux amantes du docteur.
  C'est aussi vrai l'un que l'autre. Giulia est une soeur clandestine,
  une fille non avouee de leur pere. Elle a quelque fortune, et comme
  elle a 28 ou 30 ans, elle est independante. Elle a une affaire de
  coeur a Venise et vient s'y etablir dans quelques jours. Elle avait lu
  mes romans et professait pour moi un enthousiasme de fille romanesque.
  Nous avons fait connaissance et elle me plait extremement. Nous avons
  donc fait ce plan de pot-au-feu qui me sera, je crois, agreable...
  Giulia est une creature sentimentale dont la figure ressemble
  effrontement a celle du pere Pagello. C'est une pincee, demi-Anglaise,
  demi-Italienne, avec de grands cheveux noirs, de grands yeux bleus,
  toujours leves au ciel, manieree avec grace et gentillesse, pleureuse,
  exaltee, un peu folle, bonne comme Pagello. Elle chante divinement et
  je l'accompagne au piano. Le reste du temps elle fera l'amour ou lira
  des romans[116].

[Note 116. _Revue de Paris, loc. cit._, p. 14.]

On se demande ce que devait penser Musset a recevoir ces descriptions de
la Casa Mezzani... Qu'ils y sont donc tous bons, voire excellents!

Mais nous n'avons pas tout dit. Pagello lui-meme, le pacifique Pagello,
se debattait entre ses amantes et ses amies, a en croire G. Sand: "C'est
un don Juan sentimental qui s'est tout a coup trouve quatre femmes sur
les bras." Et elle conte a Musset les scenes de jalousie d'une maitresse
delaissee, l'_Arpalice_, qui a fait chez Pagello une irruption
inattendue "lui arrachant la moitie de ses cheveux, dechirant son _bel
vestito_" et finalement lui faisant craindre, a elle, une _coltellata_
dont s'epouvante la douce Giulia[117].

[Note 117: _Revue de Paris, loc. cit._, p. 14, 15 et 21.]

Elle s'etait donc installee dans ce curieux interieur, heureuse et calme
avec Pagello, courtoise et bonne camarade pour son frere. Celui-ci
plaisantait le docteur sur la maigreur et la paleur de la jeune femme.
Un piquant souvenir du professeur Provenzal (cite par Mme Codemo)[118]
nous revele les preferences de Robert Pagello pour la jeune servante
de George Sand, la Catina, belle fille dont les joues fraiches
contrastaient avec le teint olivatre de Lelia. Il ne comprenait pas les
enthousiasmes de son frere pour "cette maigreur de sardine" (_quella
sardella_) et disait en son venitien: "_No so cossa de belo che el ghe
trova mio fradelo; la mia Catina me piace megio._"

[Note 118: _Racconti, scene_, etc., p. 177.]

George Sand, tres simplement, aidait la servante dans le menage, et
parfois se melait de cuisiner a sa facon. Ce qui donnait lieu a des
repas d'anachoretes. Et Robert se plaignait gaiement de ce regime un peu
bien romantique, et il disait preferer aux petits plats de George ses
romans. Pour se reposer de la litterature, celle-ci, Pagello nous l'a
conte, travaillait a l'aiguille ou dessinait. Le docteur conserve a
Bellune un joli dessin a la plume execute et encadre par elle-meme. Elle
y avait inscrit les deux noms de ses enfants: _Maurice, Solange..._ Mme
Antonini, dans l'interessante lettre ou elle me resume des souvenirs
qu'elle a cent fois entendu repeter a son pere, s'efforce de rectifier
"les exagerations et bevues" de tous ceux qui ont ecrit sur la vie
de George Sand a Venise. Elle me pardonnera de traduire ce fragment:
"George Sand allait quelquefois, accompagnee de mon pere, a l'eglise.
Prosternee devant Celui qui accueille et pardonne tout, elle se couvrait
la face de ses mains et pleurait. Mon pere dit qu'elle avait toute
l'etoffe necessaire pour etre le modele des epouses et des meres.
Affectueuse, charitable, industrieuse, toutes les heures qu'elle
ne passait pas a ecrire ou a visiter les monuments de Venise, elle
travaillait a l'aiguille ou au tricot. Elle orna ainsi de ses mains
toute une chambre a mon pere. Mon oncle me rapportait qu'elle etait
toujours occupee; qu'un jour meme elle lui fit present de quatre paires
de chaussettes, et lui dit en riant: "Voyez, Robert, je les ai mieux
reussies que mes artichauts!"

Cette vie tranquille et modeste prit fin avec le depart de la
malheureuse femme, rappelee par les vacances a Nohant. Elle emmenait le
docteur Pagello.



VI

Et Musset, le pauvre Musset? Revenons a lui. C'est lui le vrai poete et
l'amoureux sincere. Le spectacle de sa detresse nous detendra du petit
train bourgeois de la romanciere et du medecin.

Il est rentre a Paris le corps et l'ame a peine convalescents. George
Sand a fait en lui un aneantissement dont il ne se remettra jamais.

Tous ses amis nous l'ont montre retrouvant plus tard des accents
passionnes et navrants pour depeindre le ravage de cet amour. Il en
portera l'empoisonnement toute sa vie... Chenavard m'a conte maintes
fois comment, au lit de mort, le malheureux poete gardait la hantise de
"cette femme" et de ses grands yeux noirs qu'il avait tant aimes:

  Ote-moi, memoire importune,
  Ote-moi ces yeux que je vois toujours!

George Sand a quitte Musset, a Mestre, le 29 mars, le soir meme de son
depart[119]. Ils se sont promis de s'ecrire. L'adieu du poete n'a pas ete
sans un dechirement profond. Elle aussi, en le quittant, entendait bien
ne pas le perdre. Il lui ecrit le premier, de Padoue, le 2 avril 1834:

[Note 119: Le passeport de Musset, signe du consul Silvcstre de Sacy,
est date de Venise, 29 mars. Elle y est retournee le soir meme, et le
lendemain 30, elle envoie, de Trevise, sa premiere lettre a son ami.]

  Tu m'as dit de partir et je suis parti; tu m'as dit de vivre et je
  vis. Nous nous sommes arretes a Padoue; il etait 8 heures du soir
  et j'etais fatigue. Ne doute pas de mon courage. Ecris-moi un mot a
  Milan, frere cheri, George bien-aime.
Sans avoir recu ce billet, George Sand avait ecrit a Musset le 30 mars.
Elle est aussitot rentree a Venise, lui dit-elle, et a couche chez les
Rebizzo. Elle devait repartir le jour meme pour Vicence, accompagner
Pagello dans une visite medicale. "Elle n'en a pas eu la force, ne se
sentant pas le courage de passer la nuit dans la meme ville qu'Alfred
sans aller l'embrasser encore le matin." Aujourd'hui elle est a Trevise,
avec Pagello qui retourne a Vicence, ou elle veut coucher ce soir pour y
trouver les nouvelles qu'Antonio doit lui avoir laissees a l'auberge.

  ... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te protege, te conduise et te
  ramene un jour ici si j'y suis. Dans tous les cas, certes, je te
  verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme nous nous aimerons
  bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frere, mon enfant? Ah! qui
  te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi, et de qui
  voudrai-je prendre soin desormais? Comment me passerai-je du bien et
  du mal que lu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que je
  t'ai causees et ne te rappeler que les bons jours! le dernier surtout,
  qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure.
  Adieu, mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George.[120]

[Note 120: Lettre du 30 mars. _(Revue de Paris_ du 1er nov. 1896.)]

C'est la nature desordonnee de cette affection, qui allait a jamais
empoisonner la vie d'Alfred de Musset. Pour avoir goute a l'amour de
cette femme, ou cru seulement trouver en elle de l'amour, il restait
prisonnier d'un mirage. Sa vanite d'amant avait rejoint l'orgueil de sa
maitresse, pour les faire tous deux souffrir. S'il n'avait pas eu le
courage de la quitter, elle n'avait pas eu la resignation de le perdre.
Sa fatalite la faisait aussi attachante par un charme irritant d'enigme,
que par une instinctive et apaisante bonte. Musset ne pouvait oublier
tant de preuves d'affection et de sollicitude. Il la savait egalement
sensible a la faiblesse eperdue de son amour et ne voulait se resoudre a
penser qu'elle ne lui reviendrait jamais.

Il restait obsede quand meme par l'image du beau Venitien denue de ses
tourments d'ame, qui l'avait supplante.--Sans croire si mal faire,
Pagello avait desire, sollicite peut-etre, les tendresses d'un coeur qui
se declarait libre. Pouvait-il se douter que le poete en recevrait si
cruelle blessure, et prevoir telles consequences a un caprice sans
reflexion de l'homme gate des femmes qu'il etait.... Il allait
lui-meme en souffrir, maintenant, dans la stupeur d'une aventure ou
s'enchevetraient trop de sentiments, pour sa psychologie saine. "Je ne
te dis rien de Pagello, ecrit George Sand a l'ami qu'elle quitte, sinon
qu'il te pleure presque autant que moi, et que quand je lui ai redit
tout ce dont tu m'avais charge pour lui, il s'est enfui de colere et en
sanglotant."

Ils devaient souffrir tous les trois.--Musset poursuit son voyage, trop
navre pour ecrire encore, et Antonio est negligent. George Sand,
restee douze jours sans nouvelles, se prend a songer a tout ce passe
douloureux. Elle est inquiete, et voici qu'elle aime d'amour son absent.
Elle a peur de l'avoir perdue, cette ame charmante et bonne jusqu'en ses
erreurs, ce brave coeur d'enfant qu'elle avait si pleinement conquis! Ou
retrouvera-t-elle ces ineffables abandons de jeunesse et de poesie!
Quel autre amant le ferait oublier!... Et l'angoisse deja redouble sa
tendresse... Pendant ce carnaval de 1834, bien triste pour elle,
elle ecrit son roman de _Leone Leoni_.--On a voulu y chercher une
demi-autobiographie. Nous y retrouvons, en effet, les cruelles
alternatives qui agitaient alors l'ame de la pauvre femme,--entre son
affectueuse estime pour Pagello et son renaissant, son cher amour pour
le poete qu'elle avait quitte, qu'elle laissait partir plutot que de
lui pardonner... Enfin elle recoit, le 15 avril, une longue lettre de
Geneve, et sa joie lui dicte une lettre d'humble affection, un cantique
d'actions, de graces:

  ... J'etais au desespoir. Enfin j'ai recu ta lettre de Geneve. Oh! que
  je t'en remercie, mon enfant! qu'elle est bonne et qu'elle m'a fait de
  bien! Est-ce bien vrai que tu n'es pas malade, que tu es fort, que tu
  ne souffres pas? Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puisse
  etre heureuse avec la pensee d'avoir perdu ton coeur. Que j'aie ete ta
  maitresse ou ta mere, peu importe; que je t'aie inspire de l'amour ou
  de l'amitie, que j'aie ete heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela
  ne change rien a l'etat de mon ame a present. Je sais que je t'aime,
  et c'est tout[121].... Quelle fatalite a change en poison les remedes
  que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donne tout mon sang pour
  te donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour t
  un tourment, un fleau, un spectre? Quand ces affreux souvenirs
  m'assiegent (et a quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens
  presque folle. Je couvre mon oreiller de larmes, j'entends ta voix
  m'appeler dans le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera
  a present? qui est-ce qui aura besoin de mes veilles? a quoi
  emploierai-je la force que j'ai amassee pour toi, et qui maintenant se
  tourne contre moi-meme! Oh! mon enfant! mon enfant! que j'ai besoin de
  ta tendresse et de ton pardon! ne parle pas du mien, ne me dis jamais
  que tu as eu des torts envers moi; qu'en sais-je? Je ne me souviens
  plus de rien, sinon que nous avons ete bien malheureux et que nous
  nous sommes quittes; mais je sais, je sens que nous nous aimerons
  toute la vie avec le coeur, avec l'intelligence, que nous tacherons,
  par une affection sainte, de nous guerir mutuellement du mal que nous
  avons souffert l'un pour l'autre. Nous sommes nes pour nous connaitre
  et pour nous aimer, sois-en sur. Sans la jeunesse et la faiblesse que
  tes larmes m'ont causee un matin, nous serions restes frere et soeur.
  Nous savions que cela nous convenait, nous nous etions predit les maux
  qui nous sont arrives. Eh bien, qu'importe, apres tout? nous avons
  passe par un rude sentier, mais nous sommes arrives a la hauteur ou
  nous devions nous reposer ensemble. Nous avons ete amants, nous nous
  connaissons jusqu'au fond de l'ame, tant mieux. Quelle decouverte
  avons-nous faite mutuellement qui puisse nous degouter l'un de
  l'autre? Tu m'as reproche, dans un jour de fievre et de delire, de
  n'avoir jamais su te donner les plaisirs de l'amour. J'en ai pleure
  alors, et maintenant je suis bien aise qu'il y ait quelque chose de
  vrai dans ce reproche, je suis bien aise que ces plaisirs aient ete
  plus austeres, plus voiles que ceux que tu retrouveras ailleurs.
  Au moins, tu ne te souviendras pas de moi dans les bras des autres
  femmes. Mais, quand tu seras seul, quand tu auras besoin de prier
  et de pleurer, tu penseras a ton George, a ton vrai camarade, a ton
  infirmiere, a ton ami, a quelque chose de mieux que tout cela; car le
  sentiment qui nous unit s'est forme de tant de choses qu'il ne peut
  se comparer a aucun autre. Le monde n'y comprendra jamais rien. Tant
  mieux, nous nous aimerons et nous moquerons de lui. (_Lettre des 15-17
  avril_.)

[Note 121: Ici trois lignes supprimees a l'encre.]

Dans la lettre de Musset, si esperee a Venise, la lettre de Geneve, nous
trouvons tout entier le poete, sa fiere loyaute, sa tendresse sincere et
la charmante fantaisie de son esprit. En voici un fragment qui eclairera
mieux que tous les commentaires cette ame de genie, si noble et si
faible a la fois, si nativement genereuse:

  ... Mon amie, je t'ai laissee bien lasse, bien epuisee de ces deux
  mois de chagrins. Tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des choses a
  me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras heureuse.
  Tu sais que j'ai tres bien supporte la route, Antonio doit t'avoir
  ecrit. Je suis fort, bien portant, presque heureux. Te dirai-je que
  je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleure bien des fois dans ces
  tristes nuits d'auberge? Ce serait me vanter d'etre une brute, et tu
  ne me croirais pas. Je t'aime encore d'amour, George. Dans quatre
  jours, il y aura trois cents lieues entre nous. Pourquoi ne
  parlerais-je pas franchement? A cette distance-la, il n'y a plus ni
  violences ni attaques de nerfs. Je t'aime, je te sais aupres d'un
  homme que tu aimes, et cependant je suis tranquille. Les larmes
  coulent abondamment sur mes mains, tandis que je t'ecris; mais ce sont
  les plus douces, les plus cheres larmes que j'aie versees. Je suis
  tranquille. Ce n'est point un enfant epuise de fatigue qui te parle
  ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon coeur que
  lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'ecrire avant d'etre sur de
  moi. Il s'est passe tant de choses dans cette pauvre tete! De quel
  reve etrange je m'eveille!

  Ce matin, je courais les rues de Geneve en regardant les boutiques;
  un gilet neuf, une belle edition d'un livre anglais, voila ce qui
  attirait mon attention.

  Je me suis apercu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant d'autrefois.
  Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'etait la l'homme que tu
  voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrances dans le coeur; tu avais
  depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'etait la le
  roseau sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre
  George, cela m'a fait fremir. Je t'ai rendu si malheureux! Et quels
  malheurs plus terribles n'ai-je pas ete encore sur le point de te
  causer! Je le verrai longtemps, mon George, ce visage pali par les
  veilles, qui s'est penche dix-huit nuits sur mon chevet! Je te verrai
  longtemps dans cette chambre funeste, ou tant de larmes ont coule!
  Pauvre George, pauvre chere enfant! Tu t'etais trompee. Tu t'es crue
  ma maitresse, tu n'etais que ma mere.

  Le ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences,
  dans leur sphere elevee, se sont reconnues comme deux oiseaux des
  montagnes; elles ont vole l'une vers l'autre; mais l'etreinte a ete
  trop forte. C'est un inceste que nous commettions.

  Eh bien! mon unique amie, j'ai ete presque un bourreau pour toi, du
  moins dans les derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir. Mais,
  Dieu soit loue, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas
  fait. Oh! mon enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promenes
  sous le plus beau ciel du monde, appuyee sur un homme dont le coeur
  est digne de toi. Brave jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que
  je ne puis retenir mes larmes en pensant a lui. Eh bien! je ne t'ai
  donc pas derobee a la Providence? Je n'ai donc pas detourne de toi la
  main qu'il te fallait pour etre heureuse? J'ai fait peut-etre, en te
  quittant, la chose la plus simple du monde, mais je l'ai faite. Mon
  coeur se dilate malgre mes larmes. J'emporte avec moi deux etranges
  compagnons: une tristesse et une joie sans fin.

  ... Crois-moi, mon George; sois sure que je vais m'occuper de tes
  affaires. Que mon amitie ne te soit jamais importune. Respecte-la
  cette amitie plus ardente que l'amour. C'est tout ce qu'il y a de bon
  en moi. Pense a cela, c'est l'ouvrage de Dieu. Tu es le fil qui me
  rattache a lui. Pense a la vie qui m'attend. (_Lettre du 4 avril_.)

George etait donc bien rassuree sur le coeur de son poete.

Elle lui dissimulait encore la pleine verite de ses relations avec
Pagello, son installation complete chez lui:

"Je vis a peu pres seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure, le
matin. Pagello vient diner avec moi et me quitte a huit heures. Il est
tres occupe de ses malades dans ce moment-ci, et son ancienne maitresse
_(l'Arpalice)_ qui s'est reprise pour lui d'une passion feroce depuis
qu'elle le croit infidele, le rend veritablement malheureux..." Nous
savons ce qu'il faut penser de cette solitude de George Sand. Mais
c'etait alors charite de sa part, que de dissimuler a Musset sa vraie
vie a Venise.

Sur le long et triste voyage du poete, nous ne savons d'autres details
que ceux qu'il donne dans ses lettres. Il n'avait de regards que pour sa
douleur. Cette obsession d'une rupture qui devait laisser a son ame
un inoubliable dechirement, ne quitta jamais sa memoire. Ceux qui ont
pretendu, et Paul de Musset lui-meme, que le chagrin de cet amour perdu
s'etait peu a peu efface de son coeur, negligent certains vers de lui,
non point parfaits mais precieux pour sa biographie, _Souvenir des
Alpes_, dates de 1851. Il y evoque simplement un episode de sa vie
interieure pendant ce melancolique retour en France, et on y sent des
larmes.

Rappelons-en quelques strophes: ces vers sont parmi les derniers qu'ait
publies Musset:

  Fatigue, vaincu, brise par l'ennui,
  Marchait le voyageur dans la plaine alteree,
  Et du sable brulant la poussiere doree
  Voltigeait devant lui.

  Devant la pauvre hotellerie
  Sur un vieux pont, dans un site ecarte,
  Un flot de cristal argente
  Caressait la rive fleurie.

  La le coeur plein d'un triste et doux mystere
  Il s'arreta silencieux,
  Le front incline vers la terre;
  L'ardent soleil sechant les larmes dans ses yeux.

  Aveugle, inconstante, o fortune!
  Supplice enivrant des amours!
  Ote-moi, memoire importune,
  Ote-moi ces yeux que je vois toujours!

  Pourquoi dans leur beaute supreme,
  Pourquoi les ai-je vus briller?
  Tu ne veux plus que je les aime,
  Toi qui me defends d'oublier!

  Comme apres la douleur, comme apres la tempete,
  L'homme supplie encore et regarde le ciel,
  Le voyageur levant la tete
  Vit les Alpes debout dans leur calme eternel...

Apres huit jours de route, il arrivait a Paris tout plein d'Elle. A
peine installe, il s'occupait activement des affaires de son amie,
negociant la cession de son roman d'_Andre_ a Buloz. Il l'informait du
resultat, la dissuadait de son eternel projet de voyage a Constantinople
et lui contait sa nouvelle existence a Paris. "Je suis arrive presque
bien portant", disait-il.

  ... Je suis debout aujourd'hui, et gueri, sauf une fievre lente, qui
  me prend tous les jours au lit, et dont je ne me vante pas a ma mere,
  parce que le temps seul et le repos peuvent la guerir. Du reste, a
  peine dehors du lit, je me suis rejete a corps perdu dans mon ancienne
  vie. Comment le dire jamais ce qui s'est passe dans cette cervelle
  depuis mon depart? Mais, en somme, j'ai beaucoup souffert, et j'etais
  arrive ici avec la ferme intention de me distraire et de chercher un
  nouvel amour.

  Je n'ai pas encore dine une fois chez ma mere. J'avais arrange,
  avant-hier, une partie carree avec D... On m'avait mis a cote de moi
  une pauvre fille d'Opera, qui s'est trouvee bien sotte, mais moins
  sotte que moi. Je n'ai pu lui dire un mot et suis alle me coucher a
  huit heures. Je suis retourne dans tous les salons ou mon impolitesse
  habituelle ne m'a pas ote mes entrees. Que veux-tu que je fasse? Plus
  je vais, plus je m'attache a toi, et, bien que tres tranquille,
  je suis devore d'un chagrin qui ne me quitte plus. (_Lettre du 19
  avril_.)

La verite est que l'infortune revenant apparut lamentable a sa famille.
"Il nous arriva, plus que jamais amoureux d'Elle, desole de l'avoir
quittee, et malade, malade, le pauvre enfant! m'a conte Mme Lardin de
Musset. Maigre et les traits alteres, il avait perdu la moitie de ses
cheveux; il se les arrachait par poignees. On lui voyait des plaques
chauves sur la tete. Il avait les jambes enflees; il se mit au lit. Nous
lui avions cede, ma mere et moi, rue de Grenelle, notre appartement dont
il avait envie,--qui donnait sur les jardins; il trouvait le papier de
sa chambre trop triste.

"Il fut d'abord tres sobre de confidences avec nous. J'etais une
enfant.... Nous n'osions lui parler de rien. Ma pauvre mere avait ete si
inquiete[122]!"

[Note 122: M. Maurice Clouard a publie une lettre de Mme Edmee de
Musset au poete (du 13 fevrier 1834), toute pleine de son angoisse,
_Revue de Paris_, article cite p. 713.]

"Apres six semaines sans nouvelles, Paul etait alle voir Buloz qui lui
avait montre une lettre de George Sand, ou elle disait Alfred tres
malade. Alors Paul avait songe a partir pour l'Italie; il m'en fit la
confidence. Mais notre mere voulait savoir ce que George Sand avait
ecrit a Buloz. N'y tenant plus, elle courut chez lui. Il repondit
evasivement: il avait egare la lettre; il la lui enverrait.... Enfin,
nous recumes d'Alfred cette lettre navree que Paul a citee dans la
_Biographie_."

Alfred de Musset avait ecrit regulierement aux siens, jusqu'au milieu de
fevrier. Quand il tomba malade, il chargea George Sand de donner de ses
nouvelles a sa mere. Il affirma toujours qu'elle l'avait fait. Aucune
de ces lettres, presque quotidiennes disaient-ils, ne parvint a
destination, alors que Buloz recut toutes celles qu'on lui ecrivait[123].

[Note 123: On a donne cette explication: que le gondolier a qui
etaient remises, avec l'argent du pour le port, les lettres adressees a
Mme de Musset, les jetait dans la lagune. Quant aux lettres a Buloz et a
ses amis, George Sand les portait elle-meme a la poste....]

La lettre si longtemps esperee du poete justifia l'inquietude des
siens.--"Le pauvre garcon, a peine releve d'une fievre cerebrale,
parlait de se trainer, comme il pourrait, jusqu'a la maison. Car il
voulait s'eloigner de Venise des qu'il aurait assez de forces pour
monter dans une voiture.

"Je vous apporterai, disait-il, un corps malade, une ame abattue, un
coeur en sang, mais qui vous aime encore."

"Il devait la vie aux soins devoues de deux personnes qui n'avaient
point quitte son chevet jusqu'au jour ou la jeunesse et la nature
avaient vaincu le mal.

"Pendant de longues heures, il etait reste dans les bras de la mort; il
en avait senti l'etreinte, plonge dans un etrange aneantissement. Il
attribuait en partie sa guerison a une potion calmante, que lui avait
administree a propos un jeune medecin de Venise, et dont il voulait
conserver l'ordonnance. "C'est un puissant narcotique, ajoutait-il; elle
est amere, comme tout ce qui m'est venu de cet homme: comme la vie
que je lui dois." Cette ordonnance existe, en effet, dans les papiers
d'Alfred de Musset. Elle est signee _Pagello_[124]."

[Note 124: PAUL DE MUSSET, _Biographie_, p. 125.]

Nous savons dans quel etat le poete rentra chez sa mere. La premiere
fois qu'il voulut raconter les causes de son retour, il tomba en
syncope.... Peu a peu il se retablit. Le perruquier Antonio, son
domestique improvise, fut pris de nostalgie et regagna ses lagunes, avec
une pacotille de parfumerie parisienne. Musset, a qui allait manquer
ce vivant souvenir d'Italie, essaya de se distraire, et tout d'un coup
reprit sa vie ancienne.

Nous avons vu comme il contait a George Sand cette tentative d'oubli; ce
n'etait que pour lui mieux confesser son incurable amour. Dans la meme
lettre, il lui dit avoir ete chez elle, quai Malaquais, et n'avoir pu y
rester, de tristesse. Il voudrait travailler; il ne peut pas: "des que
l'imbecile reflechit un quart d'heure, voila les larmes qui arrivent."

  ... Mon amie, tu m'as ecrit une bonne lettre; mais ce ne sont pas de
  ces lettres-la qu'il faut m'ecrire. Dis-moi plutot, mon enfant, que tu
  t'es donnee a l'homme que tu aimes, parle-moi de vos joies.--Non, ne
  me dis pas cela. Dis-moi simplement que tu aimes et que tu es aimee.
  Alors, je me sens plein de courage, et je demande au ciel que chacune
  de mes souffrances se change en joie pour toi. Alors, je me sens seul,
  seul pour toujours, et la force me revient, car je suis jeune, et la
  vie ne veut pas mourir dans sa seve. Mais songe que je t'aime, qu'un
  mot de toi pourra toujours decider de ma vie, et que le passe entier
  se retourne en l'entendant.

  Il ne faut pas m'en vouloir, mon enfant, de tout cela. Je fais ce que
  je peux (peut-etre plus). Songe qu'a present il ne peut plus y avoir
  en moi ni fureur ni colere. Ce n'est pas ma maitresse qui me manque.
  C'est mon camarade George. Je n'ai pas besoin d'une femme. J'ai besoin
  de ce regard que je trouvais a cote de moi pour me repondre. Il n'y a
  la ni amour importun, ni jalousie, mais une tristesse profonde....

Il parle encore a son amie de mauvais cancans repandus contre eux dans
Paris, et lui envoie cette derniere tendresse:

  Adieu, ma soeur adoree. Va au Tyrol, a Venise, a Constantinople; fais
  ce qui te plait. Ris et pleure a ta guise. Mais le jour ou tu te
  retrouveras quelque part seule et triste, comme a ce Lido, etends la
  main avant de mourir et souviens-toi qu'il y a dans un coin du monde
  un etre dont tu es le premier et le dernier amour. Adieu mon amie, ma
  seule maitresse. Ecris-moi surtout, ecris-moi.

Cette lettre a trouve G. Sand completement rassuree sur le coeur de "son
enfant". Sa reponse, du 29 avril, ne trahit pas l'angoisse eperdue de la
precedente: il n'est plus question que d'amitie. Comme c'est feminin,
comme c'est humain....

  ... Ta lettre est triste, mon ange, mais elle est bonne et affectueuse
  pour moi. Oh! quelle que soit la disposition de ton esprit, je
  trouverai toujours ton coeur, n'est-ce pas, mon bon petit? Je viens
  de recevoir ta lettre il y a une heure, et, bien qu'elle m'ait emue
  douloureusement en plus d'un endroit, je me sens plus forte et plus
  heureuse que je ne l'ai ete depuis quinze jours. Ce qui me fait mal,
  c'est l'idee que tu ne menages pas ta pauvre sante. Oh! je t'en prie a
  genoux, pas encore de vin, pas encore de filles! C'est trop tot. Songe
  a ton corps qui a moins de force que ton ame et que j'ai vu mourant
  dans mes bras. Ne t'adonne au plaisir que quand la nature viendra te
  le demander imperieusement, mais ne le cherche pas comme un remede a
  l'ennui et au chagrin. C'est le pire de tous. Menage cette vie que
  je t'ai conservee, peut-etre, par mes veilles et mes soins. Ne
  m'appartient-elle pas un peu a cause de cela? Laisse-moi le croire,
  laisse-moi etre un peu vaine d'avoir consacre quelques fatigues de mon
  inutile et sotte existence, a sauver celle d'un homme comme toi. Songe
  a ton avenir qui peut ecraser tant d'orgueils ridicules et faire
  oublier tant de gloires presentes. Songe a mon amitie qui est une
  chose eternelle et sainte desormais et qui te suivra jusqu'a la mort.
  Tu aimes la vie et tu as bien raison. Dans mes jours d'angoisse et
  d'injustice, j'etais jalouse de tous les biens que tu pouvais et que
  tu devais me preferer.

Musset ne songe plus qu'au passe. Toute fierte lui est devenue
impossible. Bien loin d'apaiser son amour, l'absence le lui fait
tragique, pour l'aggraver d'une jalousie qu'il ne s'avoue pas a
lui-meme. Il aime maintenant sa douleur avec tout son etre, tout son
genie. Et gagnee elle-meme a cette tendresse desesperee, l'infidele va
entretenir le feu sacre, fidelement. Musset ne vivra plus que d'attendre
le courrier de Venise....

Dans cette detresse, le pauvre enfant est du moins sur de son amitie;
il lui ecrit (30 avril) quelle consolation il y trouve. Il a essaye
vainement de reprendre son ancienne vie:

  ... Maintenant, c'est fini pour toujours: j'ai renonce non pas a mes
  amis, mais a la vie que j'ai menee avec eux. Cela m'est impossible de
  recommencer, j'en suis sur. Que je me sais bon gre d'avoir essaye!
  Sois fiere, mon grand et brave George: tu as fait un homme d'un
  enfant. Sois heureuse, sois aimee, sois benie, repose-toi.
  Pardonne-moi; qu'etais-je donc sans toi, mon amour? Rappelle-toi nos
  conversations dans ta cellule; regarde ou tu m'as pris, et ou tu m'as
  laisse. Suis ton passage dans ma vie; regarde comme tout cela est
  palpable, evident, comme t m'as dit clairement: "Ce n'est pas la ton
  chemin."

Il la supplie de lui ecrire souvent: "Songe a cela, je n'ai que toi.
J'ai tout nie, tout blaspheme, je doute de tout hors de toi,...
Neglige-moi, oublie-moi, qu'importe? Ne t'ai-je pas tenue dans mes
bras?..."

  ... Sais-tu pourquoi je n'aime que toi? sais-tu pourquoi, quand je
  vais dans le monde a present, je regarde de travers, comme un cheval
  ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun de tes defauts. Tu ne mens pas,
  voila pourquoi je t'aime. Je me souviens bien de cette nuit de la
  lettre. Mais dis-moi, quand tous mes soupcons seraient vrais, en quoi
  me trompais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais? N'etais-je pas averti?
  Avais-je aucun droit? O mon enfant cherie, lorsque tu m'aimais,
  m'as-tu jamais trompe? Quel reproche ai-je jamais eu a le faire
  pendant sept mois que je t'ai vue, jour par jour? Et quel est donc le
  lache miserable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez
  pour l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voila ce que
  j'abhorre, ce qui me rend le plus defiant des hommes, peut-etre
  le plus malheureux. Mais tu es aussi sincere que tu es noble et
  orgueilleuse.

Il sent quelque chose en lui, maintenant d'inconnu, de meilleur: il le
lui doit, pour avoir ete son amant.... S'il a d'autres maitresses, elles
ne pourront etre que jeunes: "Je ne pourrais avoir aucune confiance dans
une femme faite; de ce que je t'ai trouvee, c'est une raison pour ne
plus vouloir chercher."

Pauvre victime de l'amour, il etale sa plaie inguerissable, avec le
sentiment profond de sa faiblesse. Il est retourne quai Malaquais: il en
est revenu "comme abruti pour toute la journee, sans pouvoir dire un mot
a personne", ayant vole sur la toilette de son amie un petit peigne a
moitie casse qu'il traine partout dans sa poche.... Elle lui a parle de
Pagello: il lui sait gre de cette preuve d'estime. Maintenant, il veut
ecrire leur roman, pour guerir son coeur, pour faire taire ceux qui
diraient du mal d'elle. Car il la defie bien de l'empecher de l'aimer.
"Je t'ai si mal aimee! Il faut que je dise ce que j'ai sur le coeur."
Puis il revient a Pagello:

  Dis a P... que je le remercie de t'aimer et de veiller sur toi comme
  il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule du monde que ce
  sentiment-la? Je l'aime, ce garcon, presque autant que toi. Arrange
  cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la richesse
  de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnee. Je ne voudrais
  pas vous voir ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le
  serai.

Tout son coeur debile et genereux est dans cette lettre navrante. Il a
si peur de la perdre tout entiere, des qu'elle n'est plus que son amie.

Maintenant George est forte de son empire sur cette ame desemparee. Elle
lui repond (12 mai) que ses lettres "ne sont pas le dernier serrement de
mains d'une amante qui le quitte, mais l'embrassement du frere qui lui
reste".

Elle l'engage a aimer une femme jeune, belle, qui n'ait pas encore
souffert. Quant a elle, desormais, elle aspire a une vie calme. "Ce
brave Pagello qui n'a pas lu _Lelia_ et qui n'y comprendrait goutte" n'a
pas ses yeux a Lui, ses yeux penetrants, pour s'inquieter d'elle, quand
elle fait "sa figure d'oiseau malade":--"Je me laisse regenerer par
cette affection douce et honnete: pour la premiere fois j'aime sans
passion."

Ses conseils a Alfred sont sages; elle parait moins apaisee que triste.
Sa lettre est longue comme un journal. Elle laisse couler son bavardage
maternel: elle charge l'absent de maintes emplettes a lui expedier; elle
lui raconte qu'elle ecrit son roman de _Jacques_, et que Pagello veut
traduire en italien leurs oeuvres a tous deux....

Cependant Musset, a qui n'etait pas encore parvenue cette lettre de
raison, sentait se creuser, chaque jour plus profond, le vide de son
ame:

  O la meilleure, la plus aimee des femmes! que de larmes j'ai versees!
  Quelle journee! je suis perdu, vois-tu! que veux-tu que je fasse? Tu
  verses sur ma blessure les larmes d'une amie, le baume le plus doux et
  le plus celeste qui coule de ton coeur. Et tout tombe comme une huile
  bouillante sur un fer rouge. Je voudrais etre calme et fort, quand je
  t'ecris; je me raisonne, je m'efforce; mais quand je prends la plume,
  et que je vois ce petit papier qui va faire, pour l'aller trouver, ces
  trois cents lieues que je viens de faire, et qu'il n'y a au monde que
  toi a qui je puisse parler de toi. Pas un ami, pas un etre! Et qui,
  d'ailleurs, eu serait digne! Au milieu de mes chagrins, je sens bien
  que j'ai un tresor dans le coeur: je ne puis l'ouvrir a personne.
  Songes-tu a ce qui s'amasse pendant tant de nuits dans cette petite
  chambre, tant de jours solitaires? Et des que je veux t'ecrire, tout
  se presse jusqu'a m'etouffer. Mais je souffre, amie, et qu'importe
  de quoi je souffre? Tu me plaindras, tu ne te degouteras pas de moi.
  Figure-toi que c'est une autre que j'aime et que c'est une maladie
  que j'ai. Dieu m'est temoin que je lutte. Tu me dis que tu es dans un
  singulier etat moral, entre une vie qui n'est pas finie et une autre
  qui n'est pas commencee. Et moi, ou penses-tu que j'en sois? En
  verite, on dit que le temps guerit tout. J'etais cent fois plus fort
  le jour de mon arrivee qu'a present. Tout croule autour de moi.
  Lorsque j'ai passe la matinee a pleurer, a baiser ton portrait, a
  adresser a ton fantome des folies qui me font fremir, je prends mon
  chapeau, je vais et je viens. Je me dis qu'il faut en finir d'une
  maniere quelconque. (_Lettre du 10 mai_.)

Aucune distraction ne reussit a le soulager. Il voudrait partir; il ira
sans doute a Aix-les-Bains, en juillet, pour l'attendre a son retour de
Venise.... "Si tu es seule, je reviendrai passer quelques mois avec toi.
Si tu es avec Pietro, je vous serrerai la main et j'irai a Naples et de
la a Constantinople, si je suis assez riche...."

  ... Tu me parles de gloire, d'avenir. Je ne puis rien faire de bon.
  A quoi bon dire ce que j'ai dans l'ame? J'etais muet quand je t'ai
  connue. A present, je ne le suis plus. Mais je n'ai personne pour
  m'entendre, et je n'ai encore rien dit. Tout est la. J'etends les bras
  dans le vide, et rien! Eu verite, je jette sur les femmes de bien
  tristes regards. J'ai encore un reste de vie a donner au plaisir et
  un coeur tout entier a donner a l'amour. Peut-etre y en a-t-il qui
  accepteraient; mais moi, accepterai-je? Ou me mene donc cette main
  invisible qui ne veut pas que je m'arrete? Il faut que je parle. Oui,
  il faut que je cesse de pleurer tout seul et de me manger le coeur,
  pour nourrir mon coeur. Il me faut un corps dans ces bras vides; il
  faut que j'aie une maitresse, puisque je ne puis me faire moine. Tu me
  parles de sante, de menagements, de confiance en l'avenir: tu me dis
  d'etre tranquille, et c'est toi, toi qui viens de m'ouvrir les veines;
  tu me dis d'arreter mon sang! Qu'ai-je fait de ma jeunesse? qu'ai-je
  fait meme de notre amour? Vainement, j'ai pleure une ou deux fois dans
  tes bras; que sais-tu de moi, toi que j'ai possedee? C'est toi qui as
  parle: c'est toi dont la pitie celeste m'a couvert de larmes; c'est
  toi qui as laisse descendre sur ma tete le ciel de ton amour. Et moi,
  je suis reste muet.... J'ai cesse avec toi d'etre un libertin sans
  coeur, mais je n'ai commence a etre autre chose que pendant trois
  matinees a Venise, et tu dormais pendant ce temps-la.

  Ne me dis pas de raisonner; plus je vois de choses crouler sous mes
  pieds, plus je sens une force cachee qui s'eleve, s'eleve et se tend
  comme la corde d'un arc.

  .... Ah! il y a six mois les chaleurs du printemps me faisaient le
  meme effet que le vin de Champagne. Elles me conduisaient, au sortir
  de la table, a la premiere femme venue. Que je trouvasse la deux ou
  trois amis en train de chanter des chansons de cabaret; un cigare
  et un canape, tout etait dit; et si je pleurais une heure dans ma
  chambre, en rentrant, j'attribuais cela a l'excitation, a l'ennui, que
  sais-je? Et je m'endormais. J'en etais encore la quand je t'ai connue.
  Mais aujourd'hui, si mes sens me conduisaient chez une fille, je ne
  sais ce que je ferais. Il me semble qu'au moment de la crise, je
  l'etranglerais en hurlant.

  ... Et c'est a un homme qui fait du matin au soir de pareilles
  reflexions ou de pareils reves que tu adresses cette lettre du Tyrol,
  cette lettre sublime[125]? Mon George, jamais tu n'as rien ecrit d'aussi
  beau, d'aussi divin; jamais ton genie ne s'est mieux trouve dans ton
  coeur. C'est a moi, c'est de moi, que tu parles ainsi? Et j'en suis
  la! Et la femme qui a ecrit ces pages-la, je l'ai tenue sur mon sein!
  Elle y a glisse comme une ombre celeste, et je me suis reveille a son
  dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait, elle me
  le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en detacher pour
  aller a elle et la saisir! Toutes les nobles sympathies, toutes les
  harmonies du monde nous ont pousses l'un vers l'autre, et il y a entre
  nous un abime eternel!

  Eh bien, puisque cela etait regle ainsi, que cette Providence si sage
  me sauve ou me perde a son gre. J'ai horreur de ma vie passee, mais je
  n'ai pas peur de ma vie a venir. Si en m'ouvrant le coeur, le ciel n'a
  voulu que me preparer un nouveau moyen de souffrance, je subirai les
  consequences de ma faiblesse et de ma vanite. Mais ce que j'ai dans
  l'ame ne mourra pas sans en etre sorti.

[Note 125: La 2e _Lettre d'un voyageur_.]

Il devore _Wertlier_ et la _Nouvelle Heloise_, ces folies sublimes dont
il s'est tant moque jadis. Il est ravage par sa douleur. Il s'occupe
pourtant toujours des affaires de son amie,--et toujours il pense a lui
parler de Pagello:

  Dis a Pietro que je voudrais bien lui ecrire; mais je ne puis pas; je
  l'aime sincerement et de tout mon coeur, mais je ne peux lui ecrire.
  Il sait a present pourquoi. (_Lettre du 10 mai_.)

Paul de Musset, dans la _Biographie_, expose longuement cet etat navrant
de l'ame de son frere pendant les premiers mois de son retour. Apres
d'infructueux essais de distraction, dans le monde et parmi d'anciens
compagnons de plaisir, il retombait dans son besoin farouche de
sequestration. Il subissait maintenant son chagrin. La musique le
bercait dans une amere volupte. Certain concerto de Hummel que lui
jouait sa jeune soeur et qui lui rappelait de douces soirees de Venise,
l'arrachait par un enchantement soudain a cette morne solitude. Mais il
n'y retombait que plus desespere. Paul de Musset a donne des fragments
d'un ouvrage inacheve de son frere, _le Poete dechu_, ou cinq ans plus
tard il retracait fidelement ce douloureux temps d'epreuve[126]:

[Note 126: _Biographie_, pp. 128-130.]

  "Je crus d'abord n'eprouver ni regret ni douleur de mon abandon. Je
  m'eloignai fierement; mais a peine eus-je regarde autour de moi que
  je vis un desert. Je fus saisi d'une souffrance inattendue. Il me
  semblait que toutes mes pensees tombaient comme des feuilles seches,
  tandis que je ne sais quel sentiment inconnu horriblement triste
  et tendre s'elevait dans mon ame. Des que je vis que je ne pouvais
  lutter, je m'abandonnai a la douleur en desespere. Je rompis avec
  toutes mes habitudes. Je m'enfermai dans ma chambre; j'y passai quatre
  mois a pleurer sans cesse, ne voyant personne et n'ayant pour toute
  distraction qu'une partie d'echecs que je jouais machinalement tous
  les soirs.

  "La douleur se calma peu a peu, les larmes tarirent, les insomnies
  cesserent. Je connus et j'aimai la melancolie. Devenu plus tranquille,
  je jetai les yeux sur tout ce que j'avais quitte. Au premier livre qui
  me tomba sous la main, je m'apercus que tout avait change. Rien du
  passe n'existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait. Un vieux
  tableau, une tragedie que je savais par coeur, une romance cent fois
  rebattue, un entretien avec un ami me surprenaient; je n'y
  retrouvais plus le sens accoutume. Je compris alors ce que c'est que
  l'experience, et je vis que la douleur nous apprend la verite.

  "Ce fut un beau moment dans ma vie, et je m'y arrete avec plaisir:
  oui, ce fut un beau et rude moment. Je ne vous ai pas raconte les
  details de ma passion. Cette histoire-la, si je l'ecrivais, en
  vaudrait pourtant bien une autre, mais a quoi bon? Ma maitresse etait
  brune; elle avait de grands yeux; je l'aimais, elle m'avait quitte;
  j'en avais souffert et pleure pendant quatre mois; n'est-ce pas en
  dire assez?

  "Je m'etais apercu tout de suite du changement qui s'etait fait en
  moi, mais il etait bien loin d'etre accompli. On ne devient pas homme
  en un jour. Je commencai par me jeter dans une exaltation ridicule.
  J'ecrivis des lettres a la facon de Rousseau,--je ne veux pas vous
  dissequer cela.--Mon esprit mobile et curieux tremble incessamment
  comme la boussole, mais qu'importe si le pole est trouve? J'avais
  longtemps reve; je me mis enfin a penser. Je tachai de me taire le
  plus possible. Je retournai dans le monde; il me fallait tout revoir
  et tout rapprendre...."

George est restee quinze jours sans repondre a Alfred. Dans sa lettre
du 21 mai, elle est toute preoccupee des propos qu'Alexandre Dumas, Mme
Dorval et surtout Planche auraient tenus sur son compte. Si ce dernier,
dont la figure deplait a Musset, a reellement parle bassement de lui
et insolemment d'elle, elle ne le reverra de sa vie.... Mais elle veut
paraitre detachee de ces miseres. Et voici l'etat de son coeur:

  ... J'ai la pres de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre pas, lui,
  il n'est pas faible, il n'est pas soupconneux, il n'a pas connu les
  amertumes qui t'ont ronge le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il
  a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que
  je souffre, sans que je travaille a son bonheur. Eh bien, moi, j'ai
  besoin de souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop
  d'energie et de sensibilite qui sont en moi. J'ai besoin de nourrir
  cette maternelle sollicitude qui est habituee a veiller sur un etre
  souffrant et fatigue. Oh! pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous
  deux et vous rendre heureux sans appartenir ni a l'un ni a l'autre!
  J'aurais bien vecu dix ans ainsi. Il est bien vrai que j'avais besoin
  d'un frere; pourquoi n'ai-je pu conserver mon enfant pres de moi?
  Helas! que les choses de ce monde sont vaines et menteuses, et combien
  le coeur de l'homme changerait s'il entendait la voix de Dieu! Moi,
  je l'ecoute et il me semble que je l'entends, et pendant ce temps les
  hommes me crient: horreur, folie, scandale, mensonge! Quoi donc?
  Qu'est-ce? Et pourquoi ces maledictions? De quoi encore serai-je
  accusee?

  ... Oui, nous nous reverrons au mois d'aout, quoi qu'il arrive,
  n'est-ce pas? Tu seras peut-etre engage dans un nouvel amour. Je le
  desire et je le crains, mon enfant. Je ne sais ce qui se passe en moi
  quand je prevois cela. Si je pouvais lui donner une poignee de main a
  celle-la! et lui dire comment il faut te soigner et t'aimer; mais elle
  sera jalouse, elle te dira: "Ne me parlez jamais de madame Sand, c'est
  une femme infame." Ah! du moins, moi je peux parler de toi a toute
  heure sans jamais voir un front rembruni, sans jamais entendre une
  parole amere. Ton souvenir est une relique sacree, ton nom est une
  parole solennelle que je prononce le soir dans le silence des lagunes
  et auquel repond une voix emue et une douce parole, simple et
  laconique, mais qui me semble si belle alors!--io l'amo!_--Peu
  importe, mon enfant, aime, sois aime et que mon souvenir n'empoisonne
  aucune de tes joies. Sacrifie-le s'il le faut! Dieu m'est temoin
  pourtant que je mepriserais celui qui me prierait, non pas seulement
  de te maudire, mais de t'oublier.

L'amour, qui peu a peu l'abandonne, ne laissant subsister en elle qu'une
maternelle amitie, l'amour, apres ces longs jours de silence, s'est
aussi assoupi chez son poete. La reponse de Musset, du 10 juin, temoigne
d'une ame rasserenee. Sa sante n'a jamais ete meilleure; il lui semble
n'avoir plus de sens; il croit proche l'enthousiasme; il va aimer!...
Mais les avances que lui font quelques femmes ne l'attirent guere. Il
aime plus que jamais son _Georgeot_, "de cette amitie douce et elevee
qui est restee entre eux comme le parfum de leurs amours". Or il existe,
dit-il, des _revelations_: avec saint Augustin, il croit apres avoir
nie; mais il veut trouver un coeur vierge dans une femme intelligente.

  ... O mon Georgeot, que Dieu me protege! Je m'agenouille quelquefois
  en criant: "Que Dieu me protege, car je vais me livrer!" Cela est
  beau, n'est-ce pas, et effrayant en meme temps, d'aller et de venir
  avec cette pensee-la: je vais me perdre ou me sauver! Prie pour moi,
  mon enfant; quoi qu'il doive m'arriver, plains-moi. Je t'ai connue un
  an trop tot. J'ai cru longtemps a mon bonheur, a une espece d'etoile
  qui me suivait. Il en est tombe une etincelle de la foudre sur ma
  tete, de cet astre tremblant. Je suis lave par le feu celeste, qui a
  failli me consumer. Si tu vas chez Danieli, regarde dans le lit ou
  j'ai souffert: il doit y avoir un cadavre; car celui qui s'en etait
  leve n'est pas celui qui s'y etait couche.

  Comme il s'ouvre, amie bien-aimee, ce coeur qui s'etait desseche!
  Comme chaque mot, chaque chose, chaque homme que je rencontre, fait
  se detendre une fibre! Comme tous les objets que je retrouve ici
  m'envoient a l'ame un rayon nouveau! Et comme tous ces rayons se
  pressent, se condensent, jusqu'a ce qu'ils aient trouve une issue pour
  s'elancer de leur antre, et retourner, teints du sang de mes veines,
  dans la nature! Je vais au boulevard, au Bois, a l'Opera, sur le quai,
  aux Champs-Elysees. Cela est doux et etrange, n'est-ce pas, de se
  promener tout jeune dans une vieille vie? X. _(Tattet)_ est de retour.
  Il trouve, que _je lui apparais sous un nouvel aspect_, voila son mot.
  Du reste, je bois autant de vin de Champagne que devant, ce qui le
  rassure.

  Tu reviendras, n'est-ce pas? Je retrouverai mon bon et loyal camarade,
  avec son grand coeur et ses grands yeux? O mon petit ange, que tu es
  joli! Que tu m'es cher, toi, mon seul ami. Avec quel plaisir je sens,
  en t'ecrivant, que mon coeur s'epanche avec confiance, avec amour, que
  je puis pleurer dans tes bras! Oh, Dieu merci! j'ai un ami: on ne me
  le volera pas; il prie pour moi, et moi pour lui. Si je ne t'avais pas
  connue et perdue, George, je n'aurais jamais compris ce que je devais
  etre, et pourquoi ma mere a eu un fils. Quand nous etions ensemble, je
  laissais ma stupide jeunesse tomber lentement en poussiere; mais je ne
  me rendais compte de rien de ce qui se passait en moi. Je me disais
  que cela valait toujours mieux que le passe. Je remettais au
  lendemain; je croyais qu'il serait toujours temps; je reflechissais
  et je doutais. De plus, je suis d'une nature faible et oisive; la
  tranquillite de nos jours de plaisir me bercait doucement. Pendant ce
  temps la, Azrael a passe, et j'ai vu luire entre nous deux l'eclair de
  l'epee flamboyante. Chose etrange, je n'ai compris qu'il fallait faire
  usage de mes forces que lorsque j'ai senti qu'elles pouvaient manquer.
  J'avais une telle confiance, une si miserable vanite!

  J'etais habitue depuis si longtemps a porter autour de moi tant
  de voiles bizarres! a m'oter une partie avec l'un, une autre avec
  l'autre! Je n'ai compris que je pouvais aimer que lorsque j'ai vu que
  je pouvais mourir.

  Adieu, ma bien-aimee; dis a Pietro que je l'embrasse et qu'il a tort
  de ne pas m'ecrire. Cela me ferait plus de plaisir que je ne puis le
  dire.

Notre poete va decidement mieux: lui qui, le mois precedent, ecrivait a
son amie n'avoir pu se decider encore a aller voir son fils au college:
"il a une paire d'yeux noirs que je ne verrai pas sans douleur, je
l'avoue", il ecrit maintenant (10 juin) a la pauvre mere inquiete que
son Maurice se porte bien: "Je viens de le voir a l'instant et il doit
sortir avec moi dimanche."

Le 15 juin, longue lettre de George tout a fait calme a Alfred a
peu pres gueri. Elle s'applaudit de l'apaisement de son ami, de son
retablissement corps et ame.--Pagello y ajoute un billet de sa main pour
recommander a son malade de l'hotel Danieli,--"qu'une affection liera
toujours a lui d'une maniere sublime pour eux deux, incomprehensible
pour les autres",--d'eviter l'intemperance et de se souvenir de certaine
eau de gomme arabique, qu'il lui fit avaler a Venise. George a lu ce
sermon sur le vin de Champagne: "Sois sur, ajoute-t-elle a Alfred, que
si Pagello en avait sous la main, il en boirait une bouteille a chaque
point de son discours."

Elle a traverse une grave disette d'argent. Musset s'est fort agite pour
lui faire parvenir ce que lui devait Buloz. Mais son bon coeur est emu
a la pensee qu'elle a pu souffrir de la gene. Il songe aussi a ses
angoisses de mere; Boucoiran l'avait laissee sans nouvelles de ses
enfants. Il s'inquiete surtout des tristesses profondes qu'il a
cru deviner entre les lignes de la seconde de ses _Lettres d'un
voyageur_--qu'il vient de porter a la _Revue_.--Il est decourage,
triste, inquiet; il apparait surtout bien las.

  ... Dis-moi de prendre ton fils ou ta fille par la main, de faire
  trois cents lieues pour te les amener, et de m'en revenir. Dis-moi de
  contracter pour toi une dette, que je ferais de si bon coeur et que je
  paierais ensuite par mon travail. Je ne suis qu'une pauvre paille dans
  le fleuve terrible qui t'entraine; mais avant de ceder au torrent,
  accroche-toi un instant a cette paille, ne fut-ce que pour qu'elle te
  suive dans l'Ocean.

  Buloz vient de m'apporter la _Lettre_ que tu lui as envoyee pour la
  _Revue_[127]. Le coeur me bat si fort qu'il faut que je t'ecrive ce que
  j'eprouve. Mon enfant, il y a dans la lettre un mot affreux, celui de
  _suicide_; quel que soit le degre de foi qu'on ajoute a cette pensee
  chez les autres, elle ne prouve pas moins une tres grande souffrance.
  J'en ai ri souvent; mais depuis ces trois mois-ci, je ne ris plus
  de rien. Dis-moi, mon George, mon frere adore, quand tu as ecrit ce
  mot-la, etait-ce seulement l'inquietude que tu ressentais pour
  ton fils, jointe au desappointement de ne pas recevoir ce que tu
  attendais? Ne sont-ce enfin que des causes materielles et reelles, qui
  t'inspiraient cette affreuse et poignante pensee? Il m'a semble qu'une
  tristesse, etrangere a tout cela, dominait les autres motifs. Buloz
  lui-meme s'est interrompu plusieurs fois en lisant, pour me dire:
  "Qu'a-t-elle donc? comme cela est triste!" Le pauvre homme, qui ne se
  doute de rien au monde, ne manquait pas, il est vrai, d'ajouter: "Mais
  vous ne l'avez pas quittee? Vous ne l'avez pas abandonnee?" Le pauvre
  garcon ne se doute pas du mal qu'il me fait avec ses questions. Mais
  il n'en est pas moins vrai que tu souffres; je sais bien que toute ta
  vie tu as pense a la mort, que toute ta vie t'y a poussee, que cette
  idee t'est familiere, presque chere; mais enfin elle ne se represente
  a toi avec force que lorsque tu souffres, et je ne puis croire qu'elle
  naisse d'elle-meme dans une organisation aussi belle, aussi complete
  que la tienne, comme dans celle d'un Anglais pulmonique! Je te parle
  franchement, mon enfant; mais ne suis-je pas un ami? Ne m'as-tu pas
  permis de l'etre?.... O mon enfant, la plus aimee, la seule aimee des
  femmes, je te le jure sur mon pere; si le sacrifice de ma vie pouvait
  te donner une seule annee de bonheur, je sauterais dans un precipice,
  avec une joie eternelle dans l'ame. Mais sais-tu ce que c'est que
  d'etre la, dans cette chambre, seul, sans un ami, sans un chien, sans
  un sou, sans une esperance, inonde de larmes depuis trois mois, et
  pour bien des annees; d'avoir tout perdu, jusqu'a ses reves; de me
  repaitre d'un ennui sans fin, d'etre plus vide que la nuit; sais-tu ce
  que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensee: qu'il
  faut que je souffre et que je m'ensevelisse en silence, mais que du
  moins tu es heureuse, peut-etre heureuse par mes larmes, par mon
  absence, par le repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si
  tu ne l'etais pas!... Certes, l'homme que tu as choisi ne peut avoir
  change la vie qu'en bien. C'est une noble creature, bonne et sincere;
  il t'est devoue, j'en suis sur, et tu es trop noble toi-meme pour ne
  pas lui rendre le meme devouement. Il t'aime, et comme tu dois etre
  aimee. Je n'ai jamais doute de lui, et cette confiance, que rien ne
  detruira jamais, a ete ma force pour quitter Venise, ma force pour
  y venir, pour y rester. Mais, helas! je n'en suis pas a apprendre
  aujourd'hui quel hieroglyphe terrible c'est que ce mot si souvent
  repete: le bonheur! O mon Dieu, la creation tout entiere fremit de
  crainte et d'esperance en l'entendant. Le bonheur, est-ce l'absence du
  desir? Est-ce de se sentir tous les atomes de son etre en contact avec
  d'autres? Est-ce dans la pensee, dans les sens, dans le coeur que se
  trouve le bonheur? Qui sait pourquoi il souffre?

[Note 127: Publiee dans la _Rente des Deux Mondes_ du 15 juillet
1834.]

  ... Reponds-moi que tu es heureuse, afin que je retourne au pied de
  mon lit retrouver ma douleur courageuse et resignee, afin que l'idee
  de ton bonheur eveille encore un faible echo lointain dans le vide ou
  je suis, et quelque chose comme un petit soupir de joie au milieu de
  tous ces affreux sanglots, que personne ne voit, si Dieu n'existe pas,
  ou ne les entend pas surtout. Pardonne-moi de te parler avec cette
  franchise; pardonne-moi de ne pouvoir imposer silence a mon coeur. Je
  suis muet depuis si longtemps et pour si longtemps! Parle-moi un peu
  de toi, fais-moi vivre un quart d'heure, car la mort se repent de
  m'avoir manque la-bas, quand tes soins et tes veilles l'ont ecartee de
  moi. Adieu, je n'en puis plus! _(Lettre du 46 juin_.)

George rassure cet ami trop vite inquiet: son idee de suicide, ce spleen
toujours pret a se reveiller au contact d'une contrariete ou d'un
affront, "la suivra toujours probablement sans lui faire aucun _bobo_,
car elle n'a ici aucun chagrin de coeur". Son Pagello est un ange;
ses tracas materiels se sont dissipes. Dans un mois elle reverra ses
enfants... Elle ajoute comme glose a cet expose de sa tranquillite: "Tu
as donc bien raison de dire que mon bonheur a pris sa source dans tes
larmes, non pas dans celles de ton desespoir et de ta souffrance, mais
dans celles de ton enthousiasme et de ton sacrifice... Rappelle-toi
que tu m'as laisse un souvenir plus sur et plus precieux que tous les
souvenirs de la possession," _(Lettre du 26 juin_.)

La derniere lettre de Musset adressee a Venise, le 10 juillet, a ete
detruite "parce qu'elle contenait une confidence". On en a garde du
moins quelques lignes relatives au retour attendu de George avec le "bon
docteur", et ce trait qui nous prepare a la rencontre des amants:

"--Dites-moi, Monsieur, est-ce vrai que "Mme Sand soit _une femme
adorable_?" Telle est l'honnete question qu'une belle bete m'adressait
l'autre jour. La chere creature ne me l'a pas repetee moins de trois
fois pour voir si je varierais mes reponses.--"Chante, mon "brave coq,
me disais-je tout bas, tu ne me "feras pas renier, comme saint Pierre."



VII

Apres cinq mois de vie commune a Venise, George Sand et Pagello partent
pour Paris. Les dernieres lignes que nous avons citees du naif journal
du docteur nous signalent chez eux un etat d'ame assez melancolique,
sans le trop preciser. De George Sand elle-meme nous n'apprendrons rien:
nous savons qu'elle n'avoue jamais... Cette grande sincere--pour les
autres--s'acharne a tout dissimuler de sa vie vraie... Deja elle
s'obstinait a reagir contre sa legende, legende qui offensait son ame
hautaine et bourgeoise. Elle preludait a ce role de _Matriarche_ qui
devait faire venerer sa vieillesse.

Lasse, a coup sur, de sa mediocrite venitienne et des petits interets
de son honnete amant, elle ne songeait plus qu'a revoir ses enfants,--a
retrouver aussi le poete qui l'avait quittee, qui l'adorait encore,
qu'elle-meme avait aime jadis.

Ce depart de George Sand avec Pagello, apres cinq mois de calme
tete-a-tele, nous apparait, pour lui, maussade et triste, mais pour
elle liberateur. Son ame compliquee est-elle impatiente de nouvelles
souffrances?... Reprenons le recit du docteur.

  J'eus, avec beaucoup de difficultes, un passeport, et je partis avec
  elle pour Milan sans prendre conge de mes parents ni de mes amis, et
  sans dire a personne si ni quand je reviendrais.

  De Milan, j'ecrivis a mon pere:

  "Je n'ai pas repondu a la lettre dans laquelle tu me blamais de vivre
  avec une etrangere, perdant ma jeunesse, ruinant ma carriere, reniant
  publiquement ces principes de morale chretienne qui me furent
  inculques par la meilleure des meres; je n'ai pas repondu a cette
  lettre parce que je ne savais pas me disculper et que je dedaignais de
  mentir avec de fausses promesses. Je te reponds aujourd'hui de Milan:
  je suis au dernier stade de ma folie et je dois le courir encore les
  yeux fermes, comme j'ai couru les autres. Demain, je pars pour Paris
  ou je quitterai la Sand et je reviendrai t'embrasser, digne de toi.
  Je suis jeune et je pourrai refaire ma carriere. Toi, ne cesse pas de
  m'aimer et ecris-moi a Paris."

  J'ai commence mon histoire a contre-coeur; je la poursuis maintenant
  volontiers, parce que, a mesure que je la raconte, je me sens l'ame
  soulagee, comme celui qui confesse ses fautes. De Milan, nous allames,
  la Sand et moi, par Domo d'Ossola et le Simplon. Arrives a Martigny,
  nous quittames la voiture et les bagages.

  George Sand etait en costume d'homme. A dos de mulet, nous avons
  franchi le col des Palmes et nous nous sommes transportes a Chamounix,
  ou le jour suivant nous avons entrepris a pied l'ascension du
  Mont-Blanc avec une longue caravane d'Anglais, de Francais,
  d'Allemands et d'Americains. Arrives a la mer de Glace, apres avoir
  examine les fissures qui laissent voir l'epaisseur de la glace a 400
  pieds de profondeur, apres nous etre rejouis de l'echo eclatant des
  Mortarets qui rebondissait avec un long hululement dans cette vallee
  desolee, herissee de recifs de glace, parmi les neiges eternelles,
  nous sommes revenus a Chamonix, laissant quatre gentlemen anglais et
  un Americain poursuivre l'ascension jusqu'aux dernieres aiguilles,
  avec leurs guides, et y passer la nuit. Plus tard je sus qu'un de ces
  jeunes gens perdit deux doigts de pied par suite de la gangrene de
  la gelee.--Le lendemain nous revenions a Martigny et de la nous nous
  mettions en route pour Geneve.

  A mesure que nous avancions, nos relations devenaient plus
  circonspectes et plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais
  mille efforts pour le cacher. George Sand etait un peu melancolique et
  beaucoup plus independante de moi. Je voyais douloureusement en elle
  une actrice assez coutumiere de telles farces, et le voile qui me
  bandait les yeux commencait a s'eclaircir. Nous visitames Geneve,
  marche de manufactures en or et en argent et en horlogerie. Mais
  ce qui me procura un grand plaisir, bien que je n'en pusse gouter
  pleinement aucun, ce furent ses delicieux environs, et tout d'abord
  le lac: il la cotoie d'une onde si limpide qu'on en peut voir les
  poissons fretiller a O pieds de profondeur, comme si on les avait
  dans la main. De plus, les bords du lac jusqu'a Lausanne sont
  pays enchante. Je n'oserais le decrire d'abord parce que vous avez
  l'intention de le visiter, puis parce que Voltaire et specialement
  Rousseau les ont depeints, comme personne ne les depeindra plus. Apres
  six ou sept jours passes a Geneve, nous montames en diligence, et, par
  le Dauphine et la Champagne, nous arrivames a Paris. A la station,
  George Sand trouva un de ses amis, M. Bouquereau (Boucoiran) qui
  l'accompagna chez elle, quai Voltaire, et moi a l'hotel d'Orleans, rue
  des Petits-Augustins, dans une chambrette du troisieme etage a 1 fr.
  50 par jour.

La presence de Pagello allait etre importune. Dans sa bonte, George
Sand n'avait ose lui deconseiller le voyage, pour ne pas lui avouer
l'affaiblissement de son amour.

Une melancolie sans issue s'emparait du pauvre Italien, doublement
exile, des son installation a Paris.

La vie monotone et bourgeoise enduree cinq mois a Venise, autant que
cette etrange correspondance entretenue avec Musset,--et toujours
exaltee, malgre l'espece de lassitude que nous y avons constatee des
le mois de juin,--avaient prepare ce refroidissement graduel dans les
relations de Lelia avec le docteur Pagello.

A peine rentree a Paris, G. Sand voulut revoir Musset. Pagello dut y
consentir, s'y resigner, et il en eut d'amers tourments. L'instinctive
generosite de leur amie s'ingeniait a apaiser ces deux tristesses. Mais
tous trois etaient malheureux.

Dans le rapport sense qu'il fait de son sejour a Paris, Pagello ne
prononce pas le nom de Musset, comme nous allons voir. A peine peut-on
soupconner, entre les lignes, qu'il connut ces cruelles divinations de
la jalousie dont l'empoisonnement n'a pour remede que la fuite.

Gomme M. Boucoiran prenait conge de moi, las de corps et d'esprit, je
me laissai tomber sur une chaise, et les coudes appuyes aux genoux, le
front dans les mains, je me dis a moi-meme: "Te voila a Paris avec peu
d'argent et une liaison dont il ne te reste qu'une amitie mal assuree.
Elle succede en toi a une passion mal eteinte, en George Sand a un
caprice satisfait et fini... Qui t'aidera et qui consolera tes douleurs
solitaires? Alors, machinalement, je me levai, et machinalement j'ouvris
ma malle pour en tirer quelques vetements; et, tout en soulevant mon
linge, je decouvris un paquet que je connaissais bien, que je saisis et
decachetai avec un grand respect. C'etait le portrait de ma mere. Je
le couvris de baisers et le placai sur une armoire qui faisait face au
petit lit; ainsi je pouvais le voir toujours. Et je restai longtemps a
le contempler. Je me sentis renouvele; un courage spontane secourut mon
ame abattue et une voix sembla me dire: "Tu retourneras dans ta patrie
et tu y passeras des jours honores et tranquilles; ta conduite a venir
tirera des enseignements de tes erreurs passees; garde toujours dans ton
esprit les principes que ta mere t'a fait sucer avec le lait;--toutes
les joies terrestres qui iront contre ces preceptes te rendront
malheureux."

  J'entendis frapper doucement a la porte de ma chambre; j'ouvris...
  C'etait George Sand avec M. Boucoiran, qui venaient me chercher pour
  me mener diner comme nous en etions convenus. Cette visite m'arracha
  aprement a une tranquille joie de l'esprit, et j'en fus presque
  degoute. Je me ressaisis et je sortis avec eux. J'allai donc diner
  chez George Sand qui m'offrait la plus gentille hospitalite. Elle me
  proposa comme ami, presque comme frere, a M. Boucoiran. Elle voulait
  partir avec ses deux petits enfants pour la Chatre, le jour suivant,
  et moi j'avais manifeste la ferme volonte de ne pas la suivre. La Sand
  voyait toute la singularite de ma position, tous les sacrifices que
  j'avais faits a son amour: ma clientele perdue, mes parents quittes et
  moi exile sans fortune, sans appui, sans esperance. Elle me regardait
  fixement bien en face, stupefaite de me voir tranquille et presque
  serieux. Le colloque spirituel que je venais d'avoir avec ma mere
  m'avait rendu une paix que je ne connaissais plus depuis longtemps.
  Cette femme a l'oeil de lynx epiait mon coeur; mais elle en avait
  perdu le secret. Au milieu meme de ses egarements tous consecutifs
  d'un premier faux pas, elle gardait un coeur de femme tendre,
  compatissant, industrieux pour les malheureux et intrepide pour le
  sacrifice...

Donc, a peine arrivee, presque indifferente soudain pour l'infortune
Pagello, George Sand revoit le poete. Et tous deux sont repris par leur
ancien amour. La presence de l'Italien, la facheuse rumeur du monde ne
troublent pas cette premiere ivresse. Mais voici qu'en se retrouvant ils
ont retrouve l'amertume. Quinze jours fievreux et cruels, quinze jours
seulement s'ecoulent. Le sentiment de l'irreparable a surgi, poignant,
chez Musset. Il souffre trop, veut partir.

  ... J'ai trop compte sur moi en voulant te revoir et j'ai recu le
  dernier coup.

  J'ai a recommencer la triste tache de cinq mois de luttes et de
  souffrance. Je vais mettre une seconde fois la mer et la montagne
  entre nous. Ce sera la derniere epreuve: je sais ce qu'elle me
  coutera; mais mon pere de la-haut ne m'appellera pas lache quand
  je paraitra; devant lui. J'aurai tout fait pour tenter de vivre.
  J'attendrai de l'argent la-bas, et si Dieu le permet, je reverrai ma
  mere, mais je ne reverrai jamais la France. Je t'ai vue heureuse; je
  t'ai entendue dire que tu l'etais. Il m'eut ete doux de rester votre
  ami, et que la douce joie de vos ames eut ete hospitaliere envers ma
  douleur. Mais le destin ne pardonne pas.

  ... Le jour ou j'ai quitte Venise, tu m'as donne une journee entiere.
  Je pars aujourd'hui pour toujours; je pars seul, sans un compagnon,
  sans un adieu. Je te demande une heure et un dernier baiser. Si
  tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre,
  n'hesite pas a me refuser. Ce sera dur, je ne m'en plaindrai pas. Mais
  si tu as du courage, recois-moi seul, chez toi ou ailleurs, ou
  tu voudras. Pourquoi craindrais-tu d'entendre hautement la voix
  solennelle de la destinee? N'as-tu pas pleure hier, lorsqu'elle nous a
  murmure a cette fenetre entr'ouverte le triste air de ma pauvre valse?
  Ne pense pas retrouver jamais en moi ni orgueil offense, ni douleurs
  importunes. Recois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passe, ni du
  present, ni de l'avenir. Que ce ne soit pas l'adieu de monsieur Un tel
  et de madame Une telle. Que ce soient deux ames qui ont souffert, deux
  intelligences souffrantes, deux aigles blesses qui se rencontrent dans
  le ciel, et qui echangent un cri de douleur avant de se separer pour
  l'eternite! Que ce soit un embrassement chaste comme l'amour celeste,
  profond comme la douleur humaine. O ma fiancee! Pose-moi doucement la
  couronne d'epines et adieu. Ce sera le dernier souvenir que conservera
  ta vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!

La demande a ete accordee; Musset va revoir son amie une derniere fois.
Il sera fort: sa resolution de partir est irrevocable.

  ...Que je sois au desespoir, cela est possible. Mais ce n'est pas le
  desespoir qui agit en moi. C'est moi qui le sens, qui le calcule et
  qui agis sur lui. Je t'en prie, pas un mot la-dessus, et ne crains pas
  qu'il m'echappe rien. Tu me dis que je me trompe sur ce que j'eprouve.
  Non, je ne me trompe pas. J'eprouve le seul amour que j'aurai de ma
  vie. Je te le dis franchement et hautement, parce que j'ai raisonne
  avec cet amour-la, jour par jour, minute par minute, dans la solitude
  et dans la foule, depuis cinq mois, que je sais qu'il est invincible,
  mais que tout invincible qu'il est, ma volonte le sera aussi. Ils ne
  peuvent se detruire l'un par l'autre; mais il depend de moi de faire
  agir l'un plutot que l'autre. Ne te donne pas la peine de penser a
  tout cela; il y a longtemps que j'y pense. Lorsque j'ai risque de le
  voir, j'avais calcule toutes les chances: celle-la est sortie. Ne t'en
  afflige pas surtout, et sois sure qu'il n'y a pas dans mon coeur une
  goutte d'amertume.

Il compte aller a Toulouse, puis chez son oncle Desherbiers, qui est
sous-prefet de Lavaur; de la dans les Pyrenees et peut-etre en Espagne.

Mais elle hesite maintenant a accepter ce rendez-vous. Supreme
coquetterie de femme, ou crainte d'elle-meme? Musset n'y tient plus; il
supplie:

  C'est trop ou trop peu. Manques-tu de courage? Revoyons-nous, je t'en
  donnerai. Parle ou ne parle pas; les levres des hommes n'ont pas de
  parole que je ne puisse entendre sans crainte. Tu me dis que tu ne
  crains pas de blesser Pierre. Quoi donc alors? Ta position n'est pas
  changee. Mon amour-propre, dis-tu? Ecoute, ecoute, George: si tu as du
  coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez toi, au Jardin
  des Plantes, au Cimetiere, au tombeau de mon pere (c'est la que
  je voudrais te dire adieu). Ouvre ton coeur sans arriere-pensee;
  ecoute-moi te jurer de mourir avec ton amour dans le coeur, un dernier
  baiser, et adieu! Que crains-tu? O mon enfant, souviens-toi de ce
  triste soir a Venise, ou tu m'as dit que tu avais un secret. C'etait a
  un jaloux stupide que tu croyais parler. Non, non, George, c'est a un
  ami.

  C'est la Providence qui changea tout a coup l'homme a qui tu
  parlais. Rappelle-toi cela. Au milieu de cette vie de miseres et de
  souffrances, Dieu m'accorde peut-etre la consolation de t'etre bon a
  quelque chose. Sois-en sure, oui, je le sens la, je ne suis pas ton
  mauvais genie. Qui sait ce que le ciel veut de nous? Peut-etre suis-je
  destine a te rendre encore une fois le repos.

  Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons pas legerement des portes
  eternelles. Et puis, avoir tant souffert pendant cinq mois, partir
  pour souffrir plus encore, partir pour toujours, te savoir malheureuse
  quand j'ai tout perdu pour te voir tranquille, et pas un adieu! Ah!
  c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune; mon Dieu, qu'ai-je donc
  fait?

Mais la pauvre femme se trouble: Pagello est malheureux. Elle repond a
son amant:

  Oui, il faut nous quitter pour toujours. Il est inquiet et il n'a pas
  tort, puisque tu es si trouble, et il voit bien que cela me fait du
  mal. Est-il possible, mon Dieu, que cela ne m'en fasse pas? Mais
  je pars pour Nohant, moi, je vais passer la les vacances avec mes
  enfants. Je ne veux pas que tu t'exiles a cause de moi. Je _lui_ ai
  tout dit. Il comprend tout, il est bon. Il veut que je te voie sans
  lui une derniere fois et que je te decide a rester, au moins jusqu'a
  mon retour de Nohant. Viens donc chez moi, je suis malade pour sortir
  et il fait un temps affreux. Ah! ton amitie, ta chere amitie, je l'ai
  donc perdue, puisque tu souffres aupres de moi!

Ecoutons, ici, la bien-disante Mme Arvede Barine: "Elle deperissait, en
effet, de chagrin. Pagello s'etait eveille, en changeant d'atmosphere,
au ridicule de la situation: "Du moment "qu'il a mis le pied en France",
ecrit George Sand, "il n'a plus rien compris." Au lieu du saint
enthousiasme de jadis, il n'eprouvait plus que de l'irritation quand ses
deux amis la prenaient a temoin de la chastete de leurs baisers: "Le
voila qui redevient un etre faible, "soupconneux, injuste, faisant des
querelles "d'Allemand et vous laissant tomber sur la tete ces pierres
qui brisent tout." Dans son inquietude, il ouvre les lettres et clabaude
indiscretement.

"George Sand contemple avec horreur le naufrage de ses illusions. Elle
avait cru que le monde comprendrait qu'il ne fallait pas juger leur
histoire d'apres les regles de la morale vulgaire. Mais le monde ne
peut pas admettre qu'il y ait des privilegies ou, pour parler plus
exactement, des dispenses en morale. Elle lisait le blame sur tous les
visages, et pour qui? grand Dieu! Pour cet Italien insignifiant dont
elle avait honte maintenant,[128]."

[Note 128: ARVEDE BARINE, _Alfred de Musset_, p. 75.]

Indulgentes reflexions! George Sand n'eut jamais honte de ses amants,
tant qu'elle les aimait. Mais apres avoir transfigure a ses propres yeux
sa faiblesse de Venise, jusqu'a s'en justifier, la voila qui se laisse
reprendre d'amour pour Musset, au vertige de son desespoir. Et presque
fiere de la mortelle emprise qu'elle sait avoir sur le poete, elle
consent a lui dire un dernier adieu.--Cet adieu n'a pas ete aussi triste
qu'ils pouvaient, elle l'esperer, lui le craindre. Elle a cede au
supreme desir de son amant d'autrefois, insoucieuse de Pagello. Le
lendemain, Musset, qui va decidement partir, lui adresse cette belle
page triste--qu'on est tente de trouver... litteraire:

  Je t'envoie un adieu, ma bien-aimee, et je l'envoie avec confiance,
  non sans douleur, mais sans desespoir. Les angoisses cruelles, les
  luttes poignantes, les larmes ameres ont fait place en moi a une
  compagne bien chere: la pale melancolie. Ce matin, apres une nuit
  tranquille, je l'ai trouvee au chevet de mon lit, avec un doux sourire
  sur les levres. C'est l'amie qui part avec moi. Elle porte au front
  ton dernier baiser. Pourquoi craindrais-je de te le dire? N'a-t-il pas
  ete aussi chaste, aussi pur que ta belle ame, o ma bien-aimee? Tu
  ne te reprocheras jamais ces deux heures si tristes que nous avons
  passees; tu en garderas la memoire. Elles ont verse sur ma plaie un
  baume salutaire. Tu ne te repentiras pas d'avoir laisse a ton pauvre
  ami un souvenir qu'il emportera, et que toutes les peines et toutes
  les joies futures trouveront comme un talisman sur son coeur entre le
  monde et lui.

  Notre amitie est consacree, mon enfant; elle a recu hier, devant Dieu,
  le saint bapteme de nos larmes. Elle est immortelle comme lui. Je ne
  crains plus rien, ni n'espere plus rien. J'ai fini sur la terre. Il ne
  m'etait pas reserve d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur
  cherie, je vais quitter ma patrie, ma mere, mes amis, le monde de ma
  jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu.
  Celui qui est aime de toi ne peut plus maudire. George, je puis
  souffrir encore maintenant, mais je ne puis plus maudire.

  Quant a nos rapports a venir, tu decideras seule sur quoi que ce soit
  qui regarde ma vie; parle, dis un mot, mon enfant, ma vie est a toi.
  Ecris-moi d'aller mourir en silence dans un coin de la terre, a trois
  cents lieues de toi, j'irai. Consulte ton coeur, si tu crois que Dieu
  le le dit, tache de defendre notre pauvre amitie, reserve-toi de
  pouvoir m'envoyer de temps en temps une poignee de main, un mot, une
  larme! Helas! ce sont la tous mes biens. Mais si tu crois devoir
  sacrifier notre amitie, si mes lettres meme hors de France troublent
  ton bonheur, mon enfant, ou seulement ton repos, n'hesite pas,
  oublie-moi. Je te le dis, je puis souffrir beaucoup sans me plaindre,
  a present, sois heureuse a tout prix. Oh! sois heureuse, bien-aimee de
  mon ame! Le temps est inexorable, la mort avare; les dernieres annees
  de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les premieres. Sois
  heureuse, ou, si tu ne l'es pas, tache d'oublier qu'on peut l'etre.
  Hier, tu me disais qu'on ne l'etait jamais. Que t'ai-je repondu? Je
  n'en sais rien, helas! ce n'est pas a moi d'en parler. Les condamnes a
  mort ne renient point leur Dieu. Sois heureuse, aie du courage, de la
  patience, de la pitie! Tache de vaincre un juste orgueil. Retrecis ton
  coeur, mon grand George; tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais
  si tu renonces a la vie, si tu te retrouves jamais seule en face du
  malheur, rappelle-toi le serment que tu m'as fait, ne meurs pas sans
  moi. Souviens-t'en, souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu.

  Mais je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait un livre sur moi et sur
  toi (sur toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancee, tu ne te
  coucheras pas dans cette froide terre sans qu'elle sache qui elle a
  porte.

  Non, non, j'en jure par ma jeunesse et par mon genie, il ne poussera
  sur ta tombe que des lis sans tache. J'y poserai de ces mains que
  voila ton epitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires
  d'un jour. La posterite repetera nos noms comme ceux de ces amants
  immortels qui n'en ont plus qu'un a eux deux, comme Romeo et Juliette,
  comme Heloise et Abelard. On ne parlera jamais de l'un sans parler
  de l'autre. Ce sera la un mariage plus sacre que ceux que font les
  pretres, le mariage imperissable et chaste de l'intelligence. Les
  peuples futurs y reconnaitront le symbole du seul Dieu qu'ils
  adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les revolutions de l'esprit
  humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annoncaient a leur
  siecle? Eh bien, le siecle de l'intelligence est venu. Elle sort des
  ruines du monde, cette souverainete de l'avenir; elle gravera ton
  portrait et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le
  pretre qui nous benira, qui nous couchera dans la tombe, comme une
  mere y couche sa fille le soir de ses noces. Elle ecrira nos deux
  chiffres sur la nouvelle ecorce de l'arbre de la vie. Je terminerai
  ton histoire par mon hymne d'amour. Je ferai un appel, du fond d'un
  coeur de vingt ans, a tous les enfants de la terre; je sonnerai aux
  oreilles de ce siecle blase et corrompu, athee et crapuleux, la
  trompette des resurrections humaines, que le Christ a laissee au pied
  de sa croix. Jesus! Jesus! et moi aussi, je suis fils de ton Pere; je
  te rendrai les baisers de ma fiancee; c'est toi qui me l'as envoyee, a
  travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a courus
  pour venir a moi. Je nous ferai, a elle et a moi, une tombe qui sera
  toujours verte, et peut-etre les generations futures repeteront-elles
  quelques-unes de nos paroles, peut-etre beniront-elles un jour
  ceux qui auront frappe avec le myrte de l'amour aux portes de la
  liberte[129].

[Note 129: L'epitre qu'on vient de lire a ete publiee par M.***
"Yorick", dans l'_Homme libre_ du 13 avril 1877. Paul de Musset,
parait-il, se refusait a y reconnaitre le style de son frere. Or,
Sainte-Beuve, qui avait eu l'original sous les yeux, en avait deja tire
une phrase: "Non, non, j'en jure par ma jeunesse..." pour etre placee
en epigraphe de la correspondance, quand on la publierait. Inutile
d'ajouter qu'elle figure dans la correspondance autographe--qui est en
possession de M. de Lovenjoul.]

Cette lettre etait trop resignee. Pour la premiere fois, le poete
considerait le prestige a venir d'un amour qui le meurtrissait encore.
Plus humble etait la plainte que lui dictaient jusque-la ses tourments.
Elle traduisait sa souffrance sans aucun souci d'art ni de gloire. Un
desir satisfait venait-il de lui rendre le repos et l'orgueil?... Helas!
il avait cette femme dans l'ame plus que dans la chair....

Il est parti pour Bade le 25 aout. Son voyage a dure six jours. A peine
installe, il mesure sa solitude, et tout le passe douloureux qui reflue
dans son coeur lui dicte ce poignant cri d'amour:

  Baden, 1er septembre 1834.

  Voila huit jours que je suis parti, et je ne t'ai pas encore ecrit.
  J'attendais un moment de calme; il n'y en a plus. Je voulais t'ecrire
  doucement, tranquillement, par une belle matinee, te remercier de
  l'adieu que tu m'as envoye. Il est si bon, si triste, si doux, ma
  chere amie: tu as un coeur d'ange. Je voulais te parler seulement de
  mon amour. Ah! George, quel amour! jamais homme n'a aime comme je
  t'aime! je suis perdu, vois-tu, je suis noye, inonde d'amour; je ne
  sais plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je
  parle; je sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute la vie une soif de
  bonheur inextinguible, si c'est un bonheur d'etre aimee, si tu l'as
  jamais demande au Ciel, oh toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimee,
  regarde le soleil, les fleurs, la verdure, le monde! Tu es aimee,
  dis-toi cela, autant que Dieu peut etre aime par ses levites, par ses
  amants, par ses martyrs. Je t'aime, o ma chair et mon sang! Je meurs
  d'amour, d'un amour sans fin, sans nom, insense, desespere, perdu! Tu
  es aimee, adoree, idolatree, jusqu'a en mourir! Eh non, je ne guerirai
  pas! Eh non, je n'essayerai pas de vivre, et j'aime mieux cela; et
  mourir en t'aimant, vaut mieux que de vivre. Je me soucie bien de ce
  qu'ils en diront. Ils disent que tu as un autre amant, je le sais
  bien, j'en meurs, mais j'aime, j'aime, j'aime! qu'ils m'empechent
  d'aimer!

  Vois-tu, lorsque je suis parti, je n'ai pas pu souffrir; il n'y avait
  pas de place dans mon coeur. Je t'avais tenue dans mes bras, o mon
  corps adore! Je t'avais pressee sur cette blessure cherie! Je suis
  parti sans savoir ce que je faisais. Je ne sais si ma mere etait
  triste; je crois que non. Je l'ai embrassee, je suis parti, je n'ai
  rien dit. J'avais le souffle de tes levres sur les miennes, je le
  respirais encore. Ah, George! tu as ete heureuse et tranquille la-bas,
  tu n'as rien perdu. Mais sais-tu ce que c'est d'attendre un baiser
  cinq mois? Sais-tu ce que c'est, pour un pauvre coeur qui a
  senti pendant cinq mois, jour par jour, heure par heure, la vie
  l'abandonner, le froid de la tombe descendre lentement dans la
  solitude, la mort et t'oubli tomber goutte a goutte, comme la neige?
  Sais-tu ce que c'est pour un coeur serre jusqu'a cesser de battre, de
  se dilater un moment, de se rouvrir comme une pauvre fleur mourante,
  et de boire encore une goutte de rosee vivifiante? Oh, mon Dieu! je le
  sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir. Maintenant
  c'est fini. Je m'etais dit qu'il fallait revivre, qu'il fallait
  prendre un autre amour, oublier le tien, avoir du courage. J'essayais,
  je tentais du moins. Mais maintenant, ecoute, j'aime mieux ma
  souffrance que la vie. Tu m'as permis de t'aimer, vois-tu. Tu te
  retracterais que cela ne servirait a rien. Tu veux bien que je t'aime;
  ton coeur le veut, tu ne diras pas le contraire; et moi je suis perdu,
  vois-tu, je ne reponds plus de rien.

  Qu'est-ce que je viens faire, dis-moi, la ou la? Qu'est-ce que cela
  me fait tous ces arbres, toutes ces montagnes, tous ces Allemands qui
  passent sans me comprendre, avec leur galimatias? Qu'est-ce que c'est
  que cette chambre d'auberge? Ils disent que cela est beau, que la vie
  est charmante, la promenade agreable, que les femmes dansent, que
  les hommes fument, boivent, chantent, et les chevaux s'en vont en
  galopant. Ce n'est pas la vie tout cela, c'est le bruit de la vie.
  Ecoute, George, plus rien, je t'en prie. Pas un mot pour me dissuader:
  pas de consolations, de jeunesse, de gloire, d'avenir, d'esperance,
  pas de conseils, pas de reproches. Tout cela me fait penser que je
  suis jeune, que j'ai cru au bonheur, que j'ai une mere. Tout cela me
  donne envie de pleurer, et je n'ai plus de larmes. Je ne suis pas un
  fou, tu le sais. Je lutterai tant que je pourrai; j'ai de la force
  encore. Mais de la force, mon Dieu, a quoi sert d'en avoir quand elle
  se tourne elle-meme contre l'homme? Rien, rien! Je t'en supplie, ne me
  fais pas souffrir, ne me rappelle pas a la vie. Je te promets, je
  te jure de lutter, si je puis. Ne me dis pas que je t'ecris dans un
  moment de fievre ou de delire, que je me calmerai; voila huit jours
  que j'attends un quart d'heure de calme, un seul moment pour t'ecrire.
  Je le sais bien que je suis jeune, que j'ai fait naitre des esperances
  dans quelques coeurs aimants; je sais bien qu'ils ont tous raison;
  n'ai-je pas fait ce que je devais? Je suis parti, j'ai tout quitte;
  qu'ont-ils a dire? Le reste me regarde. Il serait trop cruel de venir
  dire a un malheureux qui meurt d'amour qu'il a tort de mourir. Les
  taureaux blesses dans le cirque ont la permission d'aller se coucher
  dans un coin avec l'epee du matador dans l'epaule, et de finir en
  paix. Ainsi, je t'en supplie, pas un mot. Ecoute: tout cela ne fera
  pas que tu prennes ta robe de voyage, un cheval et une petite voiture,
  et que tu viennes. J'aurai beau regarder, me voila assis devant cette
  petite table, au milieu de tes lettres, avec ton portrait que j'ai
  emporte. Tu me dis que nous nous reverrons, que tu ne mourras pas
  sans m'embrasser. Tu vois que je souffre, tu pleures avec moi, tu me
  laisses emporter de douces illusions. Tu me parles de nous retrouver.
  Tout cela est bon, mon ange, tout cela est doux. Dieu te le rendra.
  Mais j'aurai beau regarder ma porte, tu ne viendras pas y frapper,
  n'est-ce pas? Tu ne prendras pas un morceau de papier grand comme la
  main, et tu n'ecriras pas dessus: "Viens!" Il y a entre nous je ne
  sais quelles phrases, je ne sais quels devoirs, je ne sais quels
  evenements; il y a entre nous cent cinquante lieues. Eh bien, tout
  cela est parfait, il n'y en a pas si long a dire. Je ne peux pas vivre
  sans toi, voila tout. Combien tout cela durera encore, je n'en sais
  rien. J'aurais voulu faire ce livre, mais il aurait fallu que je
  connusse en detail et par epoque, l'histoire de ta vie. Je connais ton
  caractere, mais je ne connais ta vie que confusement. Je ne sais pas
  tout, et ce que je sais, je le sais mal. Il aurait fallu que je te
  visse, que tu me racontasses tout cela. Si tu avais voulu, j'aurais
  loue aux environs de Moulins ou de Chateauroux un grenier, une table
  et un lit. Je m'y serais enferme. Tu serais venue m'y voir une ou
  deux fois seule, a cheval; moi, je n'aurais vu ame qui vive. J'aurais
  ecrit, pleure. On m'aurait cru en Allemagne. Il y aurait eu la
  quelques beaux moments. Tu n'aurais cru trahir personne, j'espere. Tu
  m'as vu mourant d'amour dans tes bras, la derniere fois; as-tu rien
  eu a te reprocher? Mais tous les reves que je peux faire sont des
  chimeres; il n'y a de vrai que les phrases, les devoirs et les choses.
  Tout est bien, tout est mieux ainsi.

  O ma fiancee, je te demande encore pourtant quelque chose. Sors un
  beau soir au soleil couchant, seule. Va dans la campagne, assieds-toi
  sur l'herbe, sous quelque saule vert. Regarde l'Occident et pense a
  ton enfant qui va mourir. Tache d'oublier le reste: relis mes lettres,
  si tu les as, ou mon petit livre. Pense, laisse aller ton bon coeur,
  donne-moi une larme, et puis rentre chez toi doucement, allume la
  lampe, prends ta plume, donne une heure a ton pauvre ami. Donne-moi
  tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur; efforce-toi plutot un peu.

  Ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en dire meme plus que tu
  n'en sentiras; je n'en saurai rien. Ce ne peut pas etre un crime.
  Je suis perdu. Mais qu'il n'y ait rien autre dans ta lettre que ton
  amitie pour moi, que ton amour, George; ne l'appelles-tu pas de
  l'amour? Ecris a BADEN (GRAND-DUCHE), POSTE RESTANTE. Affranchis
  jusqu'a la frontiere, et mets: PRES STRASBOURG. C'est a douze lieues
  de Strasbourg. Je n'irai ni plus pres ni plus loin; mais que j'aie une
  lettre ou il n'y ait rien que ton amour; et dis-moi que tu me donnes
  tes levres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette tete que j'ai
  eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! O Dieu, o Dieu! quand j'y pense,
  ma gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah!
  il est horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif,
  mon George, o quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette
  lettre. Je me meurs. Adieu.

  A BADEN (GRAND-DUCHE), PRES STRASBOURG, POSTE RESTANTE.

  O ma vie, ma vie, je te serre sur mon coeur, o mon George, ma belle
  maitresse, mon premier, mon dernier amour.

Ou en etait George Sand, a l'heure ou son ami lui envoyait cet appel
egare?

Leur tendre et dernier adieu de Paris, qui avait d'abord apaise le
poete, l'avait passionnement exaltee. Le 29 aout, elle rentrait a
Nohant, eperdue d'amour et de desespoir.--"Viens me voir, ecrivait-elle
a Gustave Papet, je suis dans une douleur affreuse. Viens me donner une
eloquente poignee de main, mon pauvre ami..." Elle ne dissimulait point
sa blessure. Si elle guerissait, elle se refugierait dans l'amitie,
negligee trop longtemps.

Pour la premiere fois, ses enfants ne lui faisaient pas tout oublier.
Bientot la vie lui apparaissait intolerable. Et elle confiait a
Boucoiran (lettre du 31 aout) des pensees de suicide: "Vous avez du le
comprendre et le deviner, ma vie est odieuse, perdue, impossible, et je
veux en finir absolument avant peu. Nous en reparlerons.... J'aurai a
causer longuement avec vous et a vous charger de l'execution de volontes
sacrees. Ne me sermonnez pas d'avance... quand je vous aurai fait
connaitre l'etat de mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi
qu'il y aurait paresse et lachete a essayer de vivre quand je devrais en
avoir deja fini." Puis elle lui "confie et lui legue Pagello, un brave
et digne homme de sa trempe"[130].

[Note 130: _Correspondance,_ I, p. 279.]

Cette crise dure quelques jours. Musset qui comptait travailler a
Bade, qui avait promis a Buloz un roman et des vers[131], continue de se
desoler. Sa plainte du 1er septembre arrive a Nohant. Et,--comme jadis a
Venise la lettre si longtemps attendue de Geneve,--cette vivante preuve
d'un invincible amour calme la passion de George et la guerit du
desespoir.

[Note 131: _Lettre_ du 18 aout.--Cf. M. Clouard, article cite, p.
730.]

A ces doleances sublimes, attendrissantes a force de chagrin sincere,
qu'elle a recues de son ami, elle repond, au crayon, sur un album,--d'un
petit bois ou elle se promene,--par une lettre toute raisonnable, et
sans aucun vestige de sa folie recente. Elle lui reproche d'exprimer
de la passion et non plus ce saint enthousiasme, cette amitie pure...
Pagello lui-meme est jaloux. Il faut se separer tous les trois. "Ne
m'aime plus: je ne vaux plus rien... Il faut donc nous quitter, puisque
tu arrives a te persuader que tu ne peux guerir de cet amour pour moi,
qui te fait tant de mal, et que tu as pourtant si solennellement abjure
a Venise, avant et meme encore apres ta maladie. Adieu donc le beau
poeme de notre amitie sainte et de ce lien ideal qui s'etait forme entre
nous trois, lorsque tu _lui_ arrachas a Venise l'aveu de son amour pour
moi et qu'il jura de me rendre heureuse." Et elle ajoute que lui-meme,
il a uni _leurs_ mains malgre _eux_[132]...

[Note 132: Nous avons donne le passage, _Introduction_, p. VI.]

Cette lettre a desole Musset, qui la lui renvoie comme elle l'exige. Il
n'a jamais vu aussi clairement, lui dit-il, combien il est peu de
chose dans sa vie. Mais, il la sait, au fond, plus malheureuse encore
qu'indifferente:

  ...Il faut, ma pauvre amie, que ton coeur soit bien malade, et ne
  crois pas que je sois moi-meme de force a t'adresser un reproche. Il
  faut que tu souffres beaucoup pour que tu n'aies meme plus une larme
  pour moi, et pour qu'en face de Dieu tu manques a la parole qui,
  _depuis trente ans_, disais-tu, _n'a pas encore ete faussee_. Elle le
  sera donc une fois, et j'aurai perdu le seul jour de bonheur qui me
  restait encore. Qu'il en soit ce qui plait a Dieu ou a l'Esprit du
  Mort. Car, a vingt-deux ans, sans avoir jamais fait de mal a personne,
  en etre ou je suis, et recevoir ainsi constamment, jour par jour, un
  nouveau coup de pierre sur la tete, c'est trop.

  ... Que crois-tu donc m'apprendre, mon enfant, en me disant qu'un
  soupcon jaloux tue l'amour dans ton coeur? Qui crois-tu donc que
  j'aime? Toi ou une autre? Tu t'appelles _insensible, un etre sterile
  et maudit_? Tu te demandes si tu n'es pas un monstre d'avoir le coeur
  fait comme tu l'as, et tu me dis de fremir en songeant de quels abimes
  je suis sorti. Eh! mon amie, me voila ici, a Baden, a deux pas de la
  Maison de Conversation. Je n'ai qu'a mettre mes souliers et mon habit
  pour aller faire autant de declarations d'amour que j'en voudrais a
  autant de jolies petites poupees qui ne me recevront peut-etre
  pas toutes mal; qui, a coup sur, sont fort jolies, et qui, plus
  certainement encore, ne quittent pas leur amant, parce qu'elles ne
  veulent pas se voir meconnaitre. Quoi que tu fasses ou quoi que tu
  dises, morte ou vive, sache que je t'aime, entends-tu, toi et non une
  autre. "_Aime-moi dans le passe_, me dis-tu, _mais non telle que je
  suis dans le present_." George, George, tu sauras que la femme que
  j'aime est celle des rochers de _Franchart_, mais que c'est aussi
  celle de Venise, et celle-la, certes, ne m'apprend rien, quand elle me
  dit qu'on ne l'offense pas impunement.

  ... Je n'ai plus rien dans la tete ni dans le coeur. Je crois que je
  vais revenir a Paris pour peu de temps... Je souffre, et a quoi bon?
  Ta lettre m'a fait un mal cruel. George! Ah mon enfant, pourquoi? Mais
  que sert de gemir? Tu me dis que tu m'ecris afin que je ne prenne
  aucune idee de rapprochement entre nous. Eh bien, ecoute, adieu,
  n'ecrivons plus... Tout cela, vois-tu, est horrible, au bout du
  compte. Tu souffres, toi aussi. Je te plains, mon enfant; mais
  puisqu'il est vrai que je ne peux rien pour toi, eh bien, alors, si
  notre amitie s'envole au moment ou tu souffres et ou tu es seule,
  qu'est-ce que tout cela? Je ne t'en veux pas, je te le repete. Adieu.
  Je ne sais ou je serai; n'ecris pas, je ne puis savoir.

  Je relis cette lettre et je vois que c'est un adieu. O mon Dieu,
  toujours des adieux. Quelle vie est-ce donc? Mourir sans cesse! Oh
  mon coeur, mon amour, je ne t'en veux pas de cette lettre-ci; mais
  pourquoi m'as-tu ecrit l'autre? cette fatale promesse! Maudit soit
  Dieu! J'esperais encore; ah! malheur et malheur. C'est trop!

Pagello etait alle voir Musset avant son depart pour Baden. Il l'avait
trouve lisant une lettre d'Elle.--George vient d'ecrire a Alfred que
Pagello souffrit alors de jalousie, et lui reprocha certaine phrase
passionnee qu'il disait y avoir surprise. Or cette phrase n'etait que
dans son imagination. Musset repond a son amie que personne n'a rien pu
voir de sa lettre tandis qu'il la lisait. D'ailleurs s'il revient sur ce
sot incident, c'est "qu'elle a rompu" avec cet homme... Mais a-t-elle
bien rompu? Ne lui parle-t-elle pas des souffrances de Pagello?...

  ... Que je revienne a Paris, cela te choquera peut-etre, et _Lui_
  aussi. J'avoue que je n'en suis plus a menager personne. S'il souffre,
  lui, eh bien, qu'il souffre, ce Venitien qui m'a appris a souffrir. Je
  lui rends sa lecon; il me l'avait donnee en maitre. Quant a toi, le
  voila prevenue, et je te rends tes propres paroles: "_Je t'ecris cela,
  afin que si tu vinsses a apprendre mon retour, tu n'en prisses aucune
  idee de rapprochement avec moi_." Cela est-il dur? Peut-etre. Il y a
  une region dans l'ame, vois-tu, lorsque la douleur y entre, la pitie
  en sort. Qu'il souffre! Il te possede. Puisque ta parole m'est
  retiree; puisqu'il est bien clair que toute celte amitie, toutes ces
  promesses, au lieu d'amener une consolation sainte et douce au jour de
  la douleur, tombent net devant elle; eh bien, puisque je perds tout,
  adieu les larmes; adieu, non, pas d'adieu, l'amour. Je mourrai en
  t'aimant. Mais adieu la vie, adieu l'amitie, la pitie. O mon Dieu!
  Est-ce ainsi? J'en aurai profite pour le ciel. En fermant celle
  lettre, il me semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui
  se resserre et s'ossifie. Adieu. (_Lettre de Baden, 15 septembre_.)

La fin de ce mois de septembre ne fut que tristesses pour tous les
trois. Au commencement d'octobre, George Sand rentrait de Nohant, et
Musset lui-meme arrivait le 13 a Paris. Sa pensee unique restait a son
amie, et son premier soin etait de lui demander de la revoir:

  Mon amour, me voila ici. Tu m'as ecrit une lettre bien triste, mon
  pauvre ange, et j'arrive bien triste aussi. Tu veux bien que nous nous
  voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne crains pas de moi, mon enfant;
  la moindre parole, la moindre chose, qui puisse te faire souffrir un
  instant. Voyons-nous, ma chere ame, et tu auras toute confiance, et tu
  sauras jusqu'a quel point je suis a toi, corps et ame. Tu verras qu'il
  n'y a plus pour moi ni douleur, ni desir, du moment qu'il s'agit de
  toi. Fie-toi a moi, George. Dieu sais que je ne te ferai jamais de
  mal. Recois-moi, pleurons ou rions ensemble; parlons du passe ou de
  l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'esperance ou de la douleur. Je
  ne suis plus rien, que ce que tu me feras. Ainsi, un mot. Dis-moi ton
  heure. Sera-ce ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une
  heure, un instant a perdre. Reponds-moi une ligne. Si c'est ce soir,
  tant mieux. Si c'est dans un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras
  rien a faire. Moi, je n'ai a faire que de t'aimer. Ton frere,

  ALFRED.

--Cette utopie que tous trois auraient acceptee, d'une amitie vaguement
amoureuse, n'est guere precisee, que dans les lettres de George Sand. Ni
Pagello, dans son journal, ni Musset, dans ses lettres, ses romans et
ses vers, ne paraissent y avoir souscrit, aussi resolument.

Pagello ne fait meme aucune allusion, dans son memorial sincere, aux
egards que son amie pretend lui avoir temoignes quand elle a voulu
revoir le poete. Bien mieux, nous n'y trouvons mentionnee qu'une
rencontre avec George Sand, depuis leur arrivee a Paris.... Reprenons-le
ou nous l'avions coupe:

  --Nous en etions a prendre conge l'un de l'autre pour nous revoir dans
  trois mois, mais elle croyait que peut-etre nous ne nous reverrions
  plus et, sans manifester ce doute qui dans ce moment lui etait
  penible, elle redoubla avec moi de courtoisies et d'offres, me priant
  de ne pas abandonner aussitot l'occasion que je trouvais a Paris de
  cultiver les etudes de ma profession. Aucune mere n'aurait parle avec
  une affection plus raisonnee. J'en fus touche au fond de l'ame.

  Pour faire ce voyage, j'avais recueilli le peu d'argent que j'avais pu
  et vendu quelques objets precieux. De plus, j'avais expedie d'avance
  a Paris quatre tableaux a l'huile de Zucarelli pour les vendre et
  pouvoir demeurer quelques mois dans la capitale de la France.--George
  Sand, avec son exquise courtoisie, me dit alors: "Les tableaux
  partiront avec moi demain pour la Chatre ou un amateur de mes amis en
  fera surement l'acquisition, aussi je te prie de me laisser le soin de
  cette affaire et de vivre tranquille. Dans peu de jours, mon excellent
  Boucoiran, que je te laisse en place de frere, t'en comptera
  l'argent." Je repondis a tout cela par une poignee de main qui fut
  comprise comme le plus eloquent discours. Le matin suivant, Boucoiran
  frappait a ma porte et me trouvait prepare a le suivre au secretariat
  de l'Hotel-Dieu. On me delivra un permis de pratique pour tous les
  grands hopitaux de Paris. Ayant visite l'Hotel-Dieu et ensuite la
  Charite, ou je fus presente a Lisfranc, qui m'accueillit avec grande
  courtoisie, j'allai avec mon Mentor faire une visite d'un autre
  genre a M. Buloz, Savoyard, directeur de la _Revue des Deux Mondes_.
  Boucoiran portait un gros paquet et il le lui remit; c'etait le second
  volume de _Jacques_, ecrit chez moi a Venise. "Elle est donc arrivee?
  dit Buloz.--Oui, repondit Boucoiran,--Depuis quand?--Depuis deux
  jours.--Cette diablesse de femme me fait devenir fou; voici un
  volume que j'attends depuis un mois! Mais on m'a dit qu'elle s'etait
  entortillee dans un nouvel amour avec un comte italien." Boucoiran
  sourit et moi je rougis. Buloz demeura comme une statue; pendant ce
  temps-la, je me detournai pour regarder quelques estampes qui ornaient
  la piece, et Boucoiran dit quelques mots a l'oreille de Buloz; apres
  quoi celui-ci, qui m'avait a peine remarque, prit ses lunettes et, me
  regardant avec discretion et courtoisie du seul oeil qui lui restait,
  me fit les plus gracieuses questions, les offres les plus courtoises,
  et finit par me donner une carte avec laquelle je pouvais entrer, en
  qualite de journaliste, dans quelque theatre ou spectacle que ce fut.
  Je la mis dans ma poche en le remerciant; puis je pris conge, en
  souriant de mon importance litteraire. La carte equivalait a une
  nomination de journaliste.

  Buloz est une celebrite connue de tout Paris ainsi que des deux mondes
  ou rayonne son fameux journal. Ici je ne puis m'abstenir de signaler
  ce qui me fut le plus agreable: qu'il m'ait offert de travailler a sa
  revue, me sachant collaborateur de George Sand pour les _Lettres d'un
  voyageur_. Il me donna de curieux eclaircissements sur le groupe
  litteraire qu'il presidait. Je lui reconnus un tact tres fin, des
  manieres franches, un excellent coeur et un rare bon sens.

  ... Je vous jure que Buloz, a son bureau, est un veritable impresario
  d'opera. Il a ses tenors, ses _prime donne_, ses _contralti_, ses
  basses, ses secondes parties et ses choeurs, c'est une joie que de
  voir cet homme s'agiter avec sa _virtuose canaille_ et suivant les
  convenances particulieres de chacun. Ils sont excellemment payes selon
  leur categorie, mais ils sont presque tous en dette de travaux.

  La table de Buloz est toujours couverte de lettres, de billets, de
  sollicitations de toute sorte, pour de l'argent, de l'argent, de
  l'argent, et cela contre la seule garantie de l'argument d'un
  article, d'une histoire, d'un recit encore gisant dans l'esprit de
  l'auteur,--qui promet de le livrer dans quinze jours, un mois, un
  an.... Je me suis convaincu qu'en general il vaut mieux connaitre de
  loin les celebrites litteraires: j'ai su des choses a confondre,
  sur la vie privee de ces monstres de grands hommes. Figurez-vous
  Chateaubriand, le plus grand, le plus moral des poetes francais de
  ce siecle: il joue et il perd dans une nuit, par anticipation, une
  edition nouvelle de ses oeuvres.... Il se fait batir une maison
  delicieuse, tout incrustee de marbres rapportes de Grece: il la perd
  egalement au jeu.

  Et connaissez-vous les desordres financiers de Lamartine?... Je vous
  dis qu'a peu pres tous sont dans le meme genre.

  Je trouvai a Paris une paix dont je ne jouissais pas depuis longtemps.
  Boucoiran fut mon mentor et mon ange tutelaire. Huet, Lisfranc,
  Amussat, trois illustres medecins, me prodiguerent les amabilites
  et m'aiderent a acquerir de nouvelles lumieres dans les sciences
  medicales. Et de funestes pensees survenaient pour me travailler
  l'esprit, lorsque de ce monde bruyant et agite je passais dans la
  solitude de ma chambrette, le portrait de ma mere m'inspirait des
  paroles d'inexprimable consolation et je trouvais le courage de defier
  ma pauvrete et mon tenebreux avenir.

  Peu de temps apres, une lettre de George Sand m'annoncait la vente de
  mes tableaux pour 1500 francs. Je crus etre devenu un Rothschild, et
  dans l'extase de la joie je courus me procurer une boite d'instruments
  de chirurgie avec quelques livres nouveaux pour mon etat. Un nouvel
  envoi de 500 francs qu'elle me fit quelques jours apres, me mit en
  mesure de vivre sobrement pendant un mois encore, reservant les 500
  francs supplementaires qu'elle-meme devait m'apporter pour retourner
  a Venise. Le temps, qui est un grand honnete homme, amena le jour
  redoute et desire par moi du retour de la Sand a Paris. J'eus d'elle
  les autres 500 francs, je preparai mon bagage, et, deux jours apres,
  j'allai chez George Sand ou Boucoiran m'attendait. Nos adieux furent
  muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle etait
  comme perplexe: je ne sais pas si elle souffrait; ma presence
  l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple
  bon sens, abattait la sublimite incomprise dont elle avait coutume
  d'envelopper la lassitude de ses amours. Je lui avais deja fait
  connaitre que j'avais profondement sonde son coeur plein de qualites
  excellentes, obscurcies par beaucoup de defauts. Cette connaissance
  de ma part ne pouvait que lui donner du depit, ce qui me fit abreger,
  autant que je pus, la visite. J'embrassai ses enfants et je pris le
  bras de Boucoiran qui m'accompagna et me laissa au point ou vous
  m'avez trouve.

Pagello quitta Paris le 23 octobre, convaincu que la situation etait
insoutenable. Un invincible renouveau d'amour avait surgi pour George
Sand et Musset. Elle, pourtant, n'avait cesse d'estimer, d'aimer
peut-etre Pagello, dans ce coeur double par generosite qui ne pouvait se
resoudre a sacrifier l'un ou l'autre, les faisant tous deux malheureux.
"Tout de moi _le_ blesse et l'irrite, ecrivait-elle au poete, et,
faut-il te le dire? il part et je ne le retiendrai pas, parce que je
suis offensee jusqu'au fond de l'ame, de ce qu'il m'ecrit, et que, je le
sens bien, il n'a plus la foi et par consequent il n'a plus d'amour. Je
le verrai s'il est encore a Paris; je vais y retourner dans l'intention
de le consoler; me justifier, non; le retenir non.... Et pourtant
je l'aimais sincerement et serieusement, cet homme genereux, aussi
romanesque que moi et que je croyais plus fort que moi."

Dans sa solitude morale, Pagello s'etait souvenu d'Alfred Tattet, l'ami
de Musset, qui, a Venise, etait devenu un peu son ami. Il lui avait
ecrit le 6 septembre, quel vif desir il avait de le revoir et de
l'embrasser. Ils se rencontrerent, Pagello lui ouvrit son coeur simple,
et a la veille de retourner a ses lagunes, il lui adressa ce billet
d'adieu: "Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un
baiser. Je vous conjure de ne souffler jamais mot de mon amour avec
la George.--Je ne veux pas de vengeances.--Je pars avec la certitude
d'avoir agi en honnete homme.--Ceci me fait oublier ma souffrance et ma
pauvrete.--Adieu, mon ange.--Je vous ecrirai de Venise.--Adieu, adieu."

Il vecut tranquille a Venise, considerant de loin le sillage de gloire
qui suivait a travers le siecle celle qui avait ete son amie d'un jour.
Des relations cordiales mais lointaines s'etablirent entre George Sand
et lui. "Jeunette encore, m'ecrit Mme Antonini, quand je m'exercais dans
la langue francaise, il me souvient d'avoir ecrit sous la dictee de mon
pere a George Sand, et que celle-ci fut toujours des mieux disposees
pour tous ceux que lui recommandait son ami Pagello, parmi lesquels
Daniel Manin."--Les plus ardents souvenirs de Lelia cedaient toujours
devant son imperieux besoin d'amitie: sa bonte d'instinct, comme son
genie, etaient des forces de la nature.



VIII

Musset n'a pas attendu le depart de Pagello pour revenir a George Sand.
Entierement repris par elle, repentant, genereux, seduisant et soumis,
il a su l'attendrir. Voici qu'il ne peut s'en passer.

Telle est l'emprise de l'amour sur tout son etre que, devant la chere
presence, il ne s'appartient plus. Dominee par une impatience de jouir
profonde et desesperee, sa pauvre ame d'enfant perdu consume d'incurable
tendresse, s'agite dans un long tourment. Il a fait sa religion du
sentiment qui regne sur sa vie. La volonte n'existe plus en lui que pour
l'amour. Son orgueil contrarie sans cesse dans le souhait unique de son
coeur, y met une detresse constante. Impetueux, meme imprudent, pour
sa passion devastatrice, il est pour tout le reste plus faible qu'une
femme. Un sentiment inne de l'honneur, du devoir, guide toujours son
ame. Mais tout ce qui n'est pas son amour ne retient plus sa pensee;
mais plus rien, hors son esperance, ne lui fait estimer la vie.

Pour le moment, il est heureux: il a retrouve sa maitresse. Un long
bonheur est-il possible? Le cruel passe, le passe qui ne peut s'abolir,
va sans tarder empoisonner leurs joies.

Ecoutons la femme se plaindre, pardonner, pleurer, s'egarer.... et se
donner raison:

  J'en etais bien sure, que ces reproches-la viendraient des le
  lendemain du bonheur reve et promis, et que tu me ferais un crime de
  ce que tu avais accepte comme un droit. En sommes-nous deja la, mon
  Dieu! Eh bien, n'allons pas plus loin, laisse-moi partir. Je le
  voulais hier. C'etait un eternel adieu resolu dans mon esprit.
  Rappelle-toi ton desespoir et tout ce que tu m'as dit pour me faire
  croire que je t'etais necessaire, que sans moi tu etais perdu. Et
  encore une fois, j'ai ete assez folle pour vouloir te sauver; mais tu
  es plus perdu qu'auparavant puisque, a peine satisfait, c'est contre
  moi que tu tournes ton desespoir et la colere.

  .... Le temps ou nous sommes redevenus frere et soeur a ete chaste
  comme la fraternite reelle, et a present que je redeviens ta
  maitresse, tu ne dois pas m'arracher ces voiles dont j'ai vis-a-vis
  de Pierre et vis-a-vis de moi-meme le devoir de rester enveloppee.
  Crois-tu que s'il m'eut interrogee sur les secrets de notre oreiller,
  je lui eusse repondu? Crois-tu que mon frere eut bon gout de
  m'interroger sur toi?--Mais tu n'es plus mon frere, dis-tu? Helas!
  helas! n'as-tu pas compris mes repugnances a reprendre ce lien fatal!
  Ne t'ai-je pas dit tout ce qui nous arrive! N'ai-je pas prevu que tu
  souffrirais de ce passe qui t'exaltait comme un beau poeme, tant que
  je me refusais a toi, et qui ne te parait plus qu'un cauchemar a
  present que tu me ressaisis comme une proie? Voyons, laisse-moi donc
  partir. Nous allons etre plus malheureux que jamais. Si je suis
  galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi t'acharnes-tu
  a me reprendre et a me garder? Je ne voulais plus aimer, j'avais trop
  souffert. Ah! si j'etais une coquette, tu serais moins malheureux. Il
  faudrait te mentir, te dire: "Je n'ai pas aime Pierre, je ne lui ai
  jamais appartenu." Qui m'empecherait de te le faire croire? C'est
  parce que j'ai ete sincere que tu es au supplice[133].

[Note 133: A partir de ce mois d'octobre 1834, aucune de leurs Lettres
n'est datee.]

Des la premiere reprise la pauvre femme etait blessee; mais elle
songeait a Venise et sentait bien qu'elle ne pourrait maintenir sa
rigueur. En se retrouvant seul, Lui retrouvait soudain le desespoir. Et
en meme temps qu'elle lui envoyait ces reproches plaintifs, son pauvre
amant lui demandait pardon.--Qu'a-t-il pu dire! Quelle triste folie! Il
ne sait donc pas etre heureux!...--Elle veut rentrer a Nohant?... Est-ce
possible que tout soit fini!--Ecoutons ce touchant desespoir.

  .... Mon enfant, mon enfant, que je suis coupable envers toi! Que de
  mal je t'ai fait cette nuit! oh, je le sais: et toi, toi, voudrais-tu
  m'en punir? O ma vie, ma bien-aimee, que je suis un malheureux, que
  je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal! Tu es triste, cher
  ange, et je ne sais pas respecter ta tristesse. Tu me dis un mot qui
  m'afflige, et je ne sais pas me taire, je ne sais pas sourire, je ne
  sais pas te dire que mille larmes, que mille affreux tourments, que
  les plus affreux malheurs peuvent tomber sur moi, que je peux les
  souffrir, et qu'ils n'ont qu'a attendre un sourire, un baiser de
  toi pour disparaitre comme un songe. O mon enfant, mon ame! Je t'ai
  poussee, je t'ai fatiguee, quand je devais passer les journees et les
  nuits a tes pieds, a attendre qu'il tombe une larme de tes beaux yeux
  pour la boire, a te regarder en silence, a respecter tout ce qu'il y a
  de douleur dans ton coeur, quand ta douleur devrait etre pour moi un
  enfant cheri, que je bercerais doucement. O George, George! Ecoute,
  ne pense pas au passe, non, non! Au nom du ciel, ne compare pas, ne
  reflechis pas. Je t'aime comme on n'a jamais aime. Oh, ma vie,
  attends, attends, je t'en supplie, ne me condamne pas. Laisse faire
  le temps. Ecris-moi plutot de ne pas te revoir pendant huit jours,
  pendant un mois, que sais-je? A Dieu! Si je te perdais! Ma pauvre
  raison n'y tient pas. Mon enfant, punis-moi, je t'en prie. Je suis un
  fou miserable; je merite ta colere. Bannis-moi de ta presence pendant
  un temps; tu n'es pas assez forte toi-meme pour m'aimer encore. Et
  moi, et moi, je t'aime tant! Oh, que je souffre, amie! Quelle nuit
  je vais passer! Oh, dis-toi cela, au nom du ciel, au nom de ta
  grand'-mere, de ton fils, dis-toi que j'aime; crois-le, mon enfant.
  Punis-moi, ne me condamne pas. Tiens, je ne sais ce que je dis, je
  suis au desespoir. Je t'ai offensee, affligee; je t'ai fatiguee; comme
  je t'ai quittee; oh, insense! Et quand j'ai eu fait trois pas, j'ai
  cru que j'allais tomber. Ma vie, mon bien supreme, pardon, oh! pardon
  a genoux! Ah! pense a ces beaux jours que j'ai la dans le coeur, qui
  viennent, qui se levent, que je sens la! Pense au bonheur! Helas,
  helas, si l'amour l'a jamais donne! George, je n'ai jamais souffert
  ainsi. Un mot, non pas un pardon: je ne le merite pas. Mais dis
  seulement: _J'attendrai_. Et moi, Dieu du ciel, il y a sept mois que
  j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma vie, doutes-tu
  de mon pauvre amour? O mon enfant, crois-y, ou j'en mourrai.

Tant d'emotions brisent. Elle a pardonne; mais le voici malade. "--J'ai
une fievre de cheval.... Comment donc faire pour te voir?" Il est chez
sa mere. Papet ou Rollinat pourraient entrer d'abord, puis l'introduire,
elle, "quand il n'y aurait personne".

George Sand a entendu l'appel de "son pauvre enfant"; elle ira le
soigner si sa mere ne s'y oppose. Mais comment s'y prendre? "--Je peux
mettre un tablier et un bonnet a Sophie. Ta soeur ne me connait pas; ta
mere ferait semblant de ne pas me reconnaitre, et je passerais pour une
garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie."--Mme Lardin
de Musset m'a conte que George Sand etait venue, en effet, sous le
costume de sa servante et qu'elle avait veille son frere maternellement.

Alfred Tattet avait deconseille Musset de renouer des relations qui
brulaient sa vie. Ne parvenant pas a le persuader, il cessa de le
voir. Musset n'aimait point les observations; il tenait, neanmoins, a
l'affection de son vieil ami. Le 28 octobre, G. Sand ecrit a Alfred
Tattet: "J'apprends que j'ai ete la cause indirecte et tres involontaire
d'un differend entre vous et Alfred." Elle serait fachee qu'il en fut
ainsi, et l'engage a venir causer.--Vraisemblablement, Tattet invoqua
des pretextes pour ne pas s'y rendre, et Musset en eut du depit.

Mais on clabaudait sur la reconciliation des deux amants. Gustave
Planche recommencait les potins de l'ete. Musset le provoqua en duel.

Il lui envoya, le 8 novembre, ce billet categorique:

  Monsieur,

  Il m'est revenu par plusieurs personnes que vous auriez tenu sur mon
  compte des propos d'une nature telle que je ne peux ni ne veux les
  laisser passer.

  Je desire savoir par vous-meme si cela est vrai, afin de lui donner la
  suite qui me conviendra.

  Je vous salue.

  Vicomte ALFRED DE MUSSET.

  Quai Malaquais, n deg. 19.

Planche nia ces propos. Le poete lui ecrivit (10 novembre) qu'il se
contentait de son desaveu. Nous voila informes que Musset habitait alors
chez George Sand; ils etaient pleinement reconcilies.

Ce bonheur fut encore de peu de duree. Ecoutons les pauvres amants se
lamenter sur leur impuissance a conserver la paix:

_De Lui a Elle_: Le bonheur, le bonheur, et la Mort apres, la Mort avec.
Oui, tu me pardonnes, tu m'aimes. Tu vis, o mon ame, tu seras heureuse!
Oui, par Dieu, heureuse, pour moi. Eh oui, j'ai vingt-trois ans, et
pourquoi les ai-je? Pourquoi suis-je dans la force de l'age, sinon pour
te verser ma vie, pour que tu la boives sur mes levres.

Ce soir, a dix heures, et compte que j'y serai plus tot. Viens, des que
tu pourras. Viens pour que je me mette a genoux, pour que je te demande
de vivre, d'aimer, de pardonner!

Ce soir! ce soir!

6 heures.

_D'Elle a Lui_: Pourquoi nous sommes-nous quittes si tristes? nous
verrons-nous ce soir? pouvons-nous etre heureux? pouvons-nous nous
aimer? Tu as dit que oui, et j'essaye de le croire. Mais il me semble
qu'il n'y a pas de suite dans tes idees, et qu'a la moindre souffrance,
tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. Helas! mon enfant! nous
nous aimons, voila la seule chose sure qu'il y ait entre nous. Le temps
et l'absence ne nous ont pas empeches et ne nous empecheront pas de nous
aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble? La mienne est-elle
possible avec quelqu'un? Cela m'effraye... Je sens que je vais t'aimer
encore comme autrefois si je ne fuis pas. Je te tuerai peut-etre et
moi avec toi; penses-y bien... La fatalite m'a ramenee ici. Faut-il
l'accuser ou la benir? Il y a des heures pusillanimes ou l'effroi est
plus fort que l'amour...

...L'amour avec toi et une vie de fievre pour tous deux peut-etre, ou
bien la solitude et le desespoir pour moi seule. Dis-moi, crois-tu
pouvoir etre heureux ailleurs? Oui, sans doute, tu as vingt ans et
les plus belles femmes du monde, les meilleures peut-etre, peuvent
t'appartenir. Moi, je n'ai pour t'attacher que le peu de bien, et le
beaucoup de mal que je t'ai fait.

...Si tu reviens a moi, je ne peux te promettre qu'une chose, c'est
d'essayer de te rendre heureux. Mais il te faudrait de la patience et de
l'indulgence pour quelques moments de peur et de tristesse que
j'aurai encore sans doute. Cette patience-la n'est guere de ton age.
Consulte-moi, mon ange, ma vie t'appartient et, quoi qu'il arrive, sache
que je t'aime et t'aimerai.

_De Lui_: Quitte-moi, toi, si tu veux. Tant que tu m'aimeras, c'est de
la folie. Je n'en aurai jamais la force. Ecris-moi un mot. Je donnerais
je ne sais quoi pour t'avoir la. Si je puis me lever j'irai te voir.

_De Lui_: Je t'aime, je t'aime, je t'aime. Adieu, o mon George. C'est
donc ainsi, je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma vie, mon bien; adieu
mes levres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant, o Dieu!

Adieu. Toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme.

_D'Elle:_ Tout cela, vois-tu, c'est un jeu que nous jouons. Mais notre
coeur et notre vie seront l'enjeu et ce n'est pas tout a fait aussi
plaisant que cela en a l'air. Veux-tu que nous allions nous bruler la
cervelle ensemble a Franchart? Ce sera plus tot fait!... Elle songe
reellement a ramener Musset dans cette foret de Fontainebleau ou ils
furent si heureux jadis. Une amie qu'elle a la-bas, Rosanne Bourgoin,
leur sera l'apaisement souhaite. Mais non! Il faut se separer une fois
pour toutes. Il faut s'en donner le courage.--Une fatalite pesait sur
cet amour: tous deux se debattaient dans une detresse invincible.

Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de
l'enfer eternel...

Le poete comprit que la situation etait sans issue. Excede de cette
passion epuisante, il resolut de partir.--Le l0 novembre, il l'annonce
a George Sand, ajoutant qu'il n'aura meme pas le courage d'attendre son
depart a elle. Il veut neanmoins qu'elle accorde a "son pauvre vieux
lierre" une derniere entrevue, un dernier souvenir.

Le 12 novembre, il ecrit au vigilant Tattet dont il sait l'influence si
redoutee de Celle qu'il veut fuir: "Tout est fini.--Si par hasard on
vous faisait quelques questions, si peut-etre on allait vous voir pour
vous demander a vous-meme si vous ne m'avez pas vu, repondez purement
que non et soyez sur que notre secret commun est bien garde de ma
part[134]..." Et il va en Bourgogne, a Montbard, se reposer chez un de ses
parents.

[Note 134: Lettre publiee par M. Clouard, article cite, p. 734.]

De son cote, George Sand est partie pour Nohant. Elle y eprouve comme
lui un sentiment de delivrance. Son ami Boucoiran, qui a su la rupture,
l'en felicite et elle lui repond: "Je ne vais pas mal, je me distrais
et ne retournerai a Paris que guerie et fortifiee... Vous avez tort
de parler comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout si vous
m'aimez et soyez sur que c'est fini a jamais entre lui et moi[135]."

[Note 135: Lettre du 15 novembre, citee par Mme Arvede Barine, p. 84.]

Huit jours s'ecoulent, Alfred est gueri; mais voici que George se
reprend a l'aimer,--comme elle n'a jamais aime. Elle revient a Paris
pour le voir. Il s'y refuse. Un desespoir violent s'empare de la pauvre
femme. Elle va payer toutes les larmes qu'elle a fait couler a Venise.

Dans son egarement, elle coupe sa chevelure et l'envoie a Musset. Le
poete touche va se rendre: ses amis le retiennent et triomphent encore.
Alors elle a recours a Sainte-Beuve.

Mais cette obstination a se torturer fatigue son confesseur d'autrefois:

  Voila deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas encore
  en etat d'etre abandonnee, de vous surtout qui etes mon meilleur
  soutien. Je suis resignee moins que jamais. Je sors, je me distrais,
  je me secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens
  folle.

  Hier mes jambes m'ont emportee malgre moi; j'ai ete chez _lui_.
  Heureusement je ne l'ai pas trouve. J'en mourrai. Je sais qu'il est
  froid et colere en parlant de moi; je ne comprends pas seulement de
  quoi il m'accuse, a propos de je ne sais qui. Cette injustice me
  devore le coeur; c'est affreux de se separer sur de pareilles choses.

  Et pas un mot, pas une marque de souvenir! Il s'impatiente et il rit
  de ce que je ne pars pas. Mais, mon Dieu, conseillez-moi donc de me
  tuer; il n'y a plus que cela a faire[136]!...

[Note 136: Lettre du 25 novembre, publiee par M. de Lovenjoul, article
cite, p. 438.]

Elle le supplie de venir. Elle va tous les jours chez Delacroix, un bon
ami, qui fait son portrait pour la _Revue_[137]. Mais le soir, elle est
seule et triste. "--Seule, quelle horreur!"

[Note 137: Nous savons par le _Journal_ du grand peintre comme les
passions emphatiques de G. Sand l'impatientaient...]

Elle traverse une crise terrible, elle va connaitre des douleurs qu'elle
ne soupconnait pas. Ce meme jour, 25 novembre, trop fiere pour ecrire a
l'amant qui ne veut plus d'elle, trop malheureuse aussi, elle confie ses
tourments a un journal intime. Elle nous y laissera le plus sincere de
son ame. Son experience d'ecrivain et de psychologue lui a propose cette
confession comme le meilleur des soulagements. Elle la continuera huit
jours, epanchant le trop-plein de son coeur avec cette abondante et
claire eloquence qui est tout son genie[138].

[Note 138: G. Sand remit plus tard ce journal intime a Musset. Mme
Jaubert, chez qui le poete l'avait depose, en prit copie. Il est inedit.
Mais P. de Musset s'en est servi dans _Lui et Elle_, chap. xv. Maintes
phrases sont textuellement reproduites. Mme Arvede Barine en a donne
aussi de courts fragments, pp. 83-87.]

Ce soir donc, elle est allee aux Italiens,--en bousingot;--croyant se
distraire, elle s'y est ennuyee. On l'a remarquee, on l'a trouvee jolie.
Jolie pour qui, helas! Ces compliments-la, depuis huit jours la laissent
insensible.--Elle a pose chez Delacroix, qui lui a fait plaisir en lui
vantant les croquis de l'album d'Alfred. Elle n'a pu resister au besoin
de lui parler de sa douleur. Il lui a conseille de ne pas avoir de
courage: "Laissez-vous aller, disait-il; quand je suis ainsi, je ne fais
pas le fier, _je ne suis pas ne romain_. Je m'abandonne a mon desespoir;
il me ronge, il m'abat, il me tue; quand il en a assez, il se lasse a
son tour, et il me quitte."

Son chagrin a elle augmente tous les jours. Elle se retient d'aller
casser le cordon de la sonnette d'Alfred jusqu'a ce qu'il lui ouvre, de
se coucher en travers de sa porte....

  ... Si je me jetais a son cou, dans ses bras; si je lui disais: "Tu
  m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais tu me plains trop
  pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je ne peux aimer
  que toi; embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas. Dis-moi
  quelques douces paroles, caresse-moi puisque tu me trouves encore
  jolie malgre mes cheveux coupes, malgre les deux grandes rides qui
  se sont formees depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien, qua
  tu sentiras ta sensibilite se lasser et ton irritation revenir,
  renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet
  affreux mot: _derniere fois!_ Je souffrirai tant que tu voudras; mais
  laisse-moi quelquefois, ne fut-ce qu'une fois par semaine, venir
  chercher une larme, un baiser, qui me fasse vivre et me donne du
  courage.--Mais tu ne peux pas! Ah! que tu es las de moi! Et que tu
  t'es vite gueri aussi, toi! Helas, mon Dieu, j'ai de plus grands torts
  certainement que tu n'en eus a Venise, quand je me consolai. Mais tu
  ne m'aimais pas, et la raison egoiste et mechante me disait: _Tu fais
  bien!_ A present, je suis encore coupable a tes yeux, mais je le suis
  dans le passe. Le present est beau et bon encore: je t'aime; je me
  soumettrais a tous les supplices pour etre aime de toi et tu me
  quittes! Ah! pauvre homme! vous etes fou. C'est votre orgueil qui vous
  conseille. Vous devez en avoir, le votre est beau, parce que votre
  ame est belle, mais votre raison devrait le faire taire et vous dire:
  "Aime cette pauvre femme, tu es bien sur de ne pas trop l'aimer a
  present, que crains-tu? Elle ne sera pas trop exigeante, l'infortunee.
  Celui des deux qui aime le moins est celui qui souffre le moins. C'est
  le moment de l'aimer ou jamais."

Ses fautes ont profite a son ame. Elle a besoin d'un bras solide pour la
soutenir et d'un coeur sans vanite pour l'accueillir et la conserver.
"Mais ces hommes-la sont des chenes noueux dont l'ecorce repousse, et
toi, poete, belle fleur, j'ai voulu boire ta rosee, elle m'a enivree,
elle m'a empoisonnee, et dans un jour de colere j'ai cherche un
contrepoison qui m'a achevee...."

Son epanchement douloureux remplit des pages et des pages. Elle le
reprend au bout de trois jours pour consigner les precieuses confidences
de trois de ses amis celebres sur l'amour:

  Liszt me disait ce soir qu'il n'y avait que Dieu qui meritait d'etre
  aime. C'est possible, mais quand on aime un homme, il est bien
  difficile d'aimer Dieu. C'est si different! Il est vrai que Liszt
  ajoutait qu'il n'a eu de vive sympathie dans sa vie que pour M. de
  Lamennais, et que jamais un amour terrestre ne s'emparerait de lui. Il
  est bien heureux, ce petit chretien-la! J'ai vu Heine ce matin. Il
  m'a dit qu'on n'aimait qu'avec la tete et les sens, et que le coeur
  n'etait que pour bien peu dans l'amour. J'ai vu Mme Allart a 2 heures,
  elle m'a dit qu'il fallait _ruser_ avec les hommes et faire semblant
  de se facher pour les ramener. Il n'y a que Sainte-Beuve qui ne m'ait
  pas fait de mal et qui ne m'ait pas dit de sottise. Je lui ai demande
  ce que c'etait que l'amour, et il m'a repondu: "Ce sont les larmes;
  vous pleurez, vous aimez." Oh! oui, mon pauvre ami, j'aime! J'appelle
  en vain la colere a mon secours. J'aime, j'en mourrai, ou Dieu fera un
  miracle pour moi: il me donnera l'ambition litteraire ou la devotion:
  il faut que j'aille trouver soeur Marthe[139].

[Note 139: La religieuse du couvent des Augustines ou avait ete elevee
G. Sand et aupres de qui elle alla se recueillir plusieurs fois apres
son mariage.--Est-ce cette amitie pour soeur Marthe qu'evoquent Camille
et Perdican dans: _On ne badine pas avec l'amour_?]

Que faire? L'isolement la tue: elle ne peut pas travailler. Son journal
desormais la consolera tous les soirs.

Elle est retournee aux Italiens. Mais la musique lui fait du mal. Et
puis toutes ces femmes blondes, blanches, parees, "ce champ ou Fantasio
ira cueillir ses bluets!..." Qui d'entre elles saura l'aimer comme
Elle l'aime? Il dit maintenant, il pense peut-etre qu'elle joue une
comedie,--et elle en meurt. Ou est le temps de ces lettres d'amour
qu'elle recevait en Italie? "Oh! ces lettres que je n'ai plus! que j'ai
tant baisees, tant arrosees de larmes, tant collees sur mon coeur nu,
quand l'autre ne me voyait pas!"

Et elle revient a tout ce passe de Venise, longuement,
douloureusement[140].... N'a-t-elle pas assez expie? Ne voila-t-il pas,
depuis des semaines, assez de terreurs, de frissons, de prieres eperdues
dans les eglises... Un de ces soirs, a Saint-Sulpice, une voix lui a
crie: Confesse et meurs!--"Helas! j'ai confesse le lendemain et je n'ai
pas pu mourir." Car on ne meurt pas, on souffre, on s'assoupit
dans d'affreux reves... Que ne peut-elle aimer quelqu'un, que ne
retrouve-t-elle "cette feroce vigueur de Venise", qui fut son crime, un
crime qui la tue dans une trop longue agonie.

[Note 140: Ici le passage que nous avons donne plus haut, p. 122.]

  Vraiment, toi, cruel enfant, pourquoi m'as-tu aimee, apres m'avoir
  haie? Quel mystere s'accomplit en toi chaque semaine? Pourquoi ce
  _crescendo_ de deplaisir, de degout, d'aversion, de fureur, de froide
  et meprisante raillerie? Et puis tout a-coup, ces larmes, cette
  douleur, cet amour ineffable qui revient? Tourment de ma vie! Amour
  funeste! Je donnerais tout ce que j'ai recu pour un seul jour de ton
  effusion! Mais _jamais_! jamais! C'est trop affreux! Je ne peux pas
  croire cela! Je vais y aller! J'y vais!--Non!--Crier, hurler, mais il
  ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas.

  Enfin, c'est le retour de votre amour a Venise, qui a fait mon
  desespoir et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu
  de mes soins, vous seriez mort de rage en les subissant. Et
  qu'auriez-vous fait sans moi, pauvre colombe mourante? Ah Dieu, je
  n'ai jamais pense un instant a ce que vous aviez souffert, a cause de
  cette maladie et a cause de moi, sans que ma poitrine se brisat en
  sanglot. Je vous trompais, et j'etais la entre deux hommes, l'un qui
  me disait: "Reviens a moi, je reparerai mes torts, je t'aimerai, je
  mourrai sans toi." Et l'autre, qui disait tout bas, dans mon autre
  oreille: "Faites attention, vous etes a moi, il n'y a plus a en
  revenir, mentez! Dieu le veut, Dieu vous absoudra." Ah! pauvre femme!
  pauvre femme! c'est alors qu'il fallait mourir!

Suspendons un moment ce resume banal et froid de la precieuse
confession. Aussi bien presente-t-elle ici une lacune de plusieurs
jours. Et revenons a Sainte-Beuve.--Il est alle voir George Sand. Il a
consenti a prier Musset de ne point abandonner la malheureuse. Mais
le poete est decide a ne pas reprendre sa chaine. Il ecrit donc au
complaisant intercesseur:

  Je vous suis bien reconnaissant, mon ami, de l'interet que vous avez
  bien voulu prendre, dans ces tristes circonstances, a moi et a la
  personne dont vous me parlez aujourd'hui. Il ne m'est plus possible
  maintenant de conserver, sous quelque pretexte que ce soit, des
  relations avec elle, ni par ecrit ni autrement. J'espere que ses amis
  ne croiront pas voir dans cette resolution aucune intention offensante
  pour elle, ni aucun dessein de l'accuser en quoi que ce soit. S'il y a
  quelqu'un a accuser la dedans, c'est moi, qui, par une faiblesse bien
  mal raisonnee, ai pu consentir a des visites fort dangereuses sans
  doute, comme vous me le dites vous-meme. Madame Sand sait parfaitement
  mes intentions presentes, et si c'est elle qui vous a prie de me dire
  de ne plus la voir, j'avoue que je ne comprends pas bien par quel
  motif elle l'a fait, lorsque hier soir meme, j'ai refuse positivement
  de la recevoir a la maison...

Il ajoute qu'il espere bien que ses bonnes relations avec Sainte-Beuve
se maintiendront: "Vous feriez de moi un _cruel_ si vous me laissiez
croire que pour vous voir il faut que je sois brouille avec ma
maitresse[141]."

[Note 141: Lettre publiee par M. de Lovenjoul, article cite, p. 439.]

George Sand a compris que Musset etait excede. Elle va essayer de la
resignation. Elle ecrit a Sainte-Beuve le 28 novembre[142]:

[Note 142: _Id._, p. 439.]

  Tachez, mon ami, de venir me voir aujourd'hui. Je vous espere et ne
  vous ecris que pour etre sure. Je n'ai plus meme l'espoir de terminer
  doucement cet amour si orageux et si cruel. Il faut qu'il se brise et
  mon coeur avec!

  Il faut de la force, donnez-m'en; ne cherchez plus a me faire esperer,
  c'est pire. Ne vous ennuyez pas trop de mon desespoir; j'en ai tant
  que je ne peux pas le porter.

Un passage de la cinquieme de ses _Lettres d'un voyageur_, le recit des
amours de Watelet et de Marguerite Leconte, fait allusion a cette crise
de son ame[143]. Mais le journal intime que nous citions plus haut va nous
la preciser davantage.

[Note 143: Remarque de M. de Lovenjoul (article cite de _Cosmopolis_,
p. 440).--Cette cinquieme Lettre a paru dans la _Revue des Deux Mondes_
du 15 janvier 1835 sous le titre de _Lettres d'un oncle_.]

Musset a refuse de revoir sa maitresse, et puis il y a consenti, mais
sans lui rendre encore son amour. Elle comprend, dans sa subtilite de
femme, qu'il agit par faiblesse, car le monde est entre eux. "... Tu ne
peux pas oter de devant tes yeux l'injure qui t'a ete faite par moi,
mais tu ne peux pas oter de ton coeur la compassion et l'amitie. Pauvre
Alfred! Si personne ne le savait, comme tu me pardonnerais!"

Musset a peur de se laisser reprendre a son amour, mais il en meurt
d'envie. Il feint d'etre jaloux de Liszt. Le brave Buloz a conseille
a George Sand de renvoyer le musicien. Elle n'a aucun motif pour le
renvoyer. "Si elle avait pu aimer M. Liszt, elle l'aurait aime de
colere." Mais c'est chose impossible a son coeur.--"Ah! mon cher bon,
s'ecrie-t-elle, si tu pouvais etre jaloux de moi, avec quel plaisir
je renverrais tous ces gens-la!" Helas! elle n'ambitionne pas encore
l'amour, mais seulement l'estime de son cruel ami. Elle l'a dit a Buloz;
c'est son idee fixe; elle sera resignee et patiente; elle se regenerera.
Pour se rehabiliter a _ses_ yeux, elle s'entourera d'hommes purs et
distingues, Liszt, Delacroix, Berlioz, Meyerbeer. On la plaisantera
encore et il prendra une maitresse; mais la verite triomphera. Et cet
invincible amour se fait humble jusqu'a la faiblesse, comme pour effacer
le souvenir des fautes et de la fierte de jadis.

... Quand j'aurai mene cette vie honnete et sage, assez longtemps pour
prouver que je peux la mener, j'irai, o mon amour, te demander une
poignee de main. Je n'irai pas te tourmenter de jalousies et de
persecutions inutiles; je sais bien que quand on n'aime plus, on n'aime
plus. Mais ton amitie, il me la faut, pour supporter l'amour que
j'ai dans le coeur, et pour empecher qu'il me tue. Oh! si je l'avais
aujourd'hui. Helas! que je suis pressee de l'avoir! Qu'elle me ferait de
bien! Si j'avais quelques lignes de toi de temps en temps! Un mot, la
permission de t'envoyer de temps en temps une petite image de 4 sous,
achetee sur les quais, des cigarettes faites par moi, un oiseau, un
joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui; pour me
figurer que tu penses un peu a moi en recevant ces niaiseries!--Oh! ce
n'est pas du calcul, de la prudence, la crainte du monde; sacre Dieu, ce
n'est pas cela! Je dis mon histoire a tout le monde; on la sait, on en
parle, on rit de moi; cela m'est a peu pres egal.

Musset n'a pas cache a son amie qu'il veut se delivrer de cette passion
eternellement, menacante, comme d'un fardeau trop lourd pour sa
faiblesse. Ils ont dine ensemble. Le poete lui a vante sa maitresse du
moment. Elle a compris toute la bassesse de la jalousie, et sa naturelle
bonte, aidee par son orgueil, la pousse maintenant a souhaiter que cette
femme l'apaise et le console: "Qu'elle lui apprenne a croire. Helas! moi
je ne lui ai appris qu'a nier!"

Ce mois de decembre 1834 fut lamentable a George Sand. La pauvre Lelia
connut le desespoir. La fin de son journal intime nous devoile les
affres d'agonie par ou passa son coeur. Le fantome du suicide hanta
reellement cette ame desemparee qui vivait les douleurs de ses fictions
romantiques. Mais sa tendresse profonde pour ses enfants l'en detourna,
et aussi la brulante hantise de cet autre enfant qui tenait decidement
tant de place dans son etre amoureux.

  Pourquoi m'avez-vous reveillee, o mon Dieu, quand je m'etendais avec
  resignation sur cette couche glacee? Pourquoi avez-vous fait repasser
  devant moi ce fantome de mes nuits brulantes? Ange de mort, amour
  funeste, o mon destin, sous la figure d'un enfant blond et delicat!
  Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes baisers me brulent donc
  vite et que je meure consumee! Tu jetteras mes cendres au vent, elles
  feront pousser des fleurs qui te rejouiront.

  Quel est ce feu qui devore mes entrailles? Il semble qu'un volcan
  gronde au dedans de moi et que je vais eclater comme un cratere. O
  Dieu, prends donc pitie de cet etre qui souffre tant!

  ... O mes yeux bleus, vous ne me regardez plus! Belle tete, je ne te
  verrai plus t'incliner sur moi et te voiler d'une douce langueur! Mon
  petit corps souple et chaud, vous ne vous etendrez plus sur moi, comme
  Elisee sur l'enfant mort, pour me ranimer. Vous ne me toucherez plus
  la main, comme Jesus a la fille de Jaire, en disant: "Petite fille,
  leve-toi." Adieu mes cheveux blonds! Adieu mes blanches epaules!
  Adieu tout ce que j'aimais, tout ce qui etait a moi! J'embrasserai
  maintenant dans mes nuits ardentes le tronc des sapins et des rochers,
  dans les forets, en criant votre nom; et quand j'aurai reve le
  plaisir, je tomberai evanouie sur la terre humide!

Le merveilleux instinct de poetisation! Quelle femme profondement femme
etait cet ecrivain de genie.

Cette confession des premiers jours de decembre 1834, si franchement
belle, ou la pauvre femme se debat entre sa faiblesse desesperee et ce
qui lui reste d'orgueil, merite d'etre connue tout entiere. Elle absout
George Sand de bien des erreurs. C'est pourquoi je n'ai pas eu de
scrupule a en detacher, indiscretement, quelques passages.--Elle se
demande, dans sa douleur, quel mal elle a fait pour connaitre ce
chatiment, "cet amour de lionne".--"Pourquoi mon sang s'est-il change en
feu et pourquoi ai-je, comme au moment de mourir, des embrassements plus
fougueux que ceux des hommes?... Tu veux donc que je me tue; tu me dis
que tu me le defends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si
cette flamme continue a me ronger!"--Et pourquoi ne se tuerait-elle
pas? Ses enfants?... Le dechirement qu'elle eprouve a l'idee de les
abandonner, ne serait-il pas une absolution devant Dieu!... Elle songe
alors au chagrin qu'aurait son Maurice, et cette affreuse vision
detourne d'elle la tentation maudite. "--Oh! mon fils! Je veux que tu
lises ceci un jour, et que tu saches combien je t'ai aime."

Le lendemain, elle confie a son journal ses impressions d'une rencontre
inattendue avec Jules Sandeau, chez Gustave Papet. Voila donc ce que
devient l'amour! Ils ont cause sans embarras, en bonne amitie. Sandeau
s'est disculpe d'avoir trempe dans les potins de Planche, de Pyat et
des autres. Et ils se sont promis de ne pas s'eviter desormais... C'est
comme un apaisement qu'elle eprouve de cette rencontre.

Mais deux jours se passent, et de nouveau elle souffre atrocement.
Alfred ne l'aime plus. Elle etait bien malade quand il l'a quittee hier
soir, et il n'a pas envoye prendre de ses nouvelles. "Je l'ai espere et
attendu, minute par minute, depuis 11 heures du matin jusqu'a minuit.
Quelle journee! Chaque coup de sonnette me faisait bondir... Tu m'aimes
encore avec les sens et plus que jamais ainsi. Et moi aussi, je n'ai
jamais aime personne et je ne t'ai jamais aime de la sorte. Mais je
t'aime aussi avec toute mon ame, et toi tu n'as pas meme d'amitie pour
moi."--D'ailleurs, il desire qu'elle parte.--"Pardonne-moi de t'avoir
fait souffrir et sois bien venge."--Elle partira.

--Musset s'etait montre plus fort que ses amis ne l'avaient espere. Sans
doute aussi son amour cedait-il a l'exces des souffrances, y laissant
entrer l'orgueil a son tour.

Il eprouva d'abord un grand soulagement du depart de George Sand.
Celle-ci, qui n'avait pas rompu encore avec M. Dudevant, rentrait a
Nohant pour la troisieme fois depuis son retour de Venise.--A peine
installee, elle ecrit a son cher confident Sainte-Beuve, et lui expose
l'etat de son coeur. Il lui a fallu quelques jours pour se reprendre;
mais le reveil a ete assez doux. Elle a retrouve ses fideles amis.
Alfred lui a ecrit affectueusement, "se repentant beaucoup de ses
violences. Son coeur est si bon dans tout cela!"--"Je ne desire plus le
revoir, ajoute-t-elle, cela me fait trop de mal. Mais il me faudra de la
force pour lui refuser des entrevues... Il ne m'aime plus, mais il est
toujours tendre et repentant apres la colere... et je me retrouverai
tout a coup l'aimant et ayant travaille en vain a me detacher." Et elle
promet a Sainte-Beuve qu'elle aura la force de le fuir[144].

[Note 144: _Revue de Paris_ du 15 nov. 1896, p. 291.]

Vaines paroles! Un mois s'ecoule a peine, George Sand est de retour a
Paris. Elle retrouve Musset qui, lui non plus, ne peut se passer d'elle,
et c'est par un cri de triomphe qu'elle nous apprend cette nouvelle
victoire de l'amour. Se souvenant d'Alfred Tattet avant tous,--son
ennemi pour avoir ete trop l'ami du repos de Musset,--elle lui ecrit le
14 janvier 1835: "Monsieur, il y a des operations chirurgicales fort
bien faites et qui font honneur a l'habilete du chirurgien, mais qui
n'empechent pas la maladie de revenir. En raison de cette possibilite,
Alfred est redevenu mon amant." Et sans rancune, elle l'invite a diner
_chez eux_[145].

[Note 145: Lettre publiee par M. Clouard, article cite, p. 735.]

Tattet garda ses convictions et son attitude. Six semaines plus tard,
craignant d'etre compromise au sujet des tableaux que Pagello avait
apportes d'Italie, dans la discretion dont elle avait use en les payant
a celui-ci sans avoir reellement pu les vendre, George Sand ecrivait
encore a Tattet qui etait reste l'ami du Venitien, pour le prier de
se charger de ses tableaux. Mais le ton de cette lettre temoigne
d'hostilites persistantes: "Si votre amour de la verite vous a commande
de me nuire, ecrit-elle, il doit vous commander de me rehabiliter sous
les rapports par ou je le merite[146]."

[Note 146: Lettre publiee par M. Clouard, article cite, p. 736.]

Cette reprise des deux amants ne resta pas longtemps prospere. Elle
n'etait pas plus viable que les precedentes. Musset avait prononce
d'avance la condamnation de cette poursuite obstinee du bonheur. Au
retour de Venise, versant son amertume resignee dans la plus touchante
de ses fictions: _On ne badine pas avec l'amour,_ il avait ete prophete
de sa propre histoire. Ecoutons la plainte de Perdican:

"Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu'es-tu venu faire
entre cette femme et moi? La voila pale et effrayee qui presse sur les
dalles insensibles son coeur et son visage. Elle aurait pu m'aimer et
nous etions nes l'un pour l'autre; qu'es-tu venu faire sur nos levres,
orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre?

"Insenses que nous sommes! Nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait,
Camille? Quelles vaines paroles, quelle miserable folie ont passe
comme un vent funeste entre nous deux? Lequel de nous a voulu tromper
l'autre[147]?..."

[Note 147: _On ne badine pas avec l'amour,_ acte III, sc. VIII.]

La triste Camille, la pauvre George Sand, repond a ces stances
douloureuses, par ses lettres navrees du fatal hiver de 1835:

"Je ne t'aime plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi,
mais je ne puis m'en passer... Adieu. Reste, pars, seulement ne dis pas
que je ne souffre pas... Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon
frere, mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant."

Il n'est plus question que de depart dans les lettres de l'un et de
l'autre. Musset envoie-t-il a sa maitresse ce billet repentant:

"Mon enfant, viens me voir ce soir, je t'en prie. Je t'ai ecrit sans
reflechir, et si je t'ai parle durement, c'est sans le vouloir. Viens,
si tu me crois."

Le lendemain, l'ayant revue, il lui fait ses adieux, et meme lui assure
que sa place est retenue dans la malle-poste de Strasbourg. Ils se
renvoient chacun les objets qui appartiennent a l'autre, "les oripeaux
des anciens jours de joie"; ils se disent encore adieu, et puis n'ont
plus la force de partir...

Parmi ces billets un peu monotones, une derniere lettre de Musset, qui
est precieuse. Le voila sensiblement epuise. Leur amour lui est apparu
comme la realisation tragique de _Lelia._ Stenio, c'est lui, mais
vivant, non plus endormi sous les roseaux du lac, mais assistant a ses
douleurs a elle, et a son agonie.

Il decrit longuement son affreux reve, avec l'accent meme, la melancolie
romantique de _Lelia_.

  ...Tu me disais toujours: "Voila toute ma vie revenue, il faut me
  traiter en convalescente; je vais renaitre." Et, en disant cela, tu
  ecrivais ton testament. Moi, je me disais: "Voila ce que je ferai: je
  la prendrai avec moi pour aller dans une prairie; je lui montrerai les
  feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil qui echauffe
  tout dans l'horizon plein de vie. Je l'assoirai sur du jeune chaume;
  elle ecoutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces oiseaux,
  toutes ces rivieres avec les harmonies du monde. Elle reconnaitra
  tous ces milliers de freres, et moi pour l'un d'entre eux. Elle nous
  pressera sur son coeur; elle deviendra blanche comme un lis, et elle
  prendra racine dans la seve du monde tout-puissant." Je t'ai donc
  prise et je t'ai emportee. Mais je me suis senti trop faible. Je
  croyais que j'etais tout jeune, parce que j'avais vecu sans mon coeur,
  et que je me disais toujours: "Je m'en servirai en temps et lieu."
  Mais j'avais traverse un si triste pays, que mon coeur ne pouvait plus
  se desserrer sans souffrir, tant il avait souffert pour se serrer
  autant, ce qui fait que mes bras etaient allonges et tout maigres,
  et je t'ai laissee tomber. Tu ne m'en as pas voulu, tu m'as dit que
  c'etait parce que tu etais trop lourde, et tu t'es retournee la face
  contre terre. Mais tu me faisais signe de la main pour me dire de
  continuer sans toi, et que la montagne etait proche. Mais tu es
  devenue pale comme une hyacinthe, et le tertre vert s'est roule sur
  toi, et je n'ai plus vu qu'une petite eminence ou poussait de l'herbe.
  Je me suis mis a pleurer sur ta tombe, et alors je me suis senti
  la force d'un millier d'hommes pour t'emporter. Mais les cloches
  sonnaient dans le lointain, et il y avait des gens qui traversaient
  la vallee en disant: "Voila comme elle etait; elle faisait ceci, elle
  faisait cela, elle a fini par la." Alors il est venu des hommes qui
  m'ont dit: "La voila donc! Nous l'avons tuee!" Mais je me suis eloigne
  avec horreur en disant: "Je ne l'ai pas tuee; si j'ai de son sang
  apres les mains, c'est que je l'ai ensevelie, et vous, vous l'avez
  tuee et vous avez lave vos mains. Prenez garde que je n'ecrive sur sa
  tombe qu'elle etait bonne, sincere et grande; et si on vous demande
  qui je suis, repondez que vous n'en savez rien, attendu que je sais
  qui vous etes. Le jour ou elle sortira de cette tombe, son visage
  portera les marques de vos coups, mais ses larmes les cacheront, et il
  y en aura une pour moi."

  Mais toi, tu ne vois pas les miennes! Ma fatale jeunesse n'a point
  sur le visage un rire convulsif; tu m'as aime, mais ton amour etait
  solitaire comme le desespoir. Tu avais tant pleure, et moi si peu! Tu
  meurs muette sur mon coeur, mais je ne retournerai point a la vie,
  quand tu n'y seras plus. J'aimerai les fleurs de ta tombe comme je
  t'ai aimee. Elles me laisseront boire, comme toi, leurs doux parfums
  et leur triste rosee, elles se faneront comme toi sans me repondre et
  sans savoir pourquoi elles meurent.

Leur amour ne devait pas finir sur cette plainte resignee. Une fois
encore, apres d'autres orages, Musset essaye de s'enfuir. Ce dernier
billet en temoigne:

_Senza veder, senza parlar, toccar la mano d'un pazzo che parte domani_.
(Sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou qui part demain.)

Il ne put tenir sa parole, et c'est George Sand qui eut le courage d'en
finir: "Non, non, c'est assez! pauvre malheureux, je t'ai aime comme mon
fils, c'est un amour de mere, j'en saigne encore. Je te plains, je te
pardonne tout, mais il faut nous quitter, j'y deviendrais mechante...
Plus tu perds le droit d'etre jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble
a une punition de Dieu sur ta pauvre tete. Mais, mes enfants a moi!
Oh! mes enfants! Adieu! adieu! malheureux que tu es! Mes enfants! mes
enfants!"

Ce n'est plus l'amour de lionne, l'amour desespere des nuits affolees de
decembre. Elle est epuisee a son tour, et la lassitude ramene la raison.
Elle aura la force de briser ses liens: la mere delivre l'amante.

Sainte-Beuve a ete chez Musset pour le supplier de ne plus la revoir[148].
Elle sent bien que seule l'absence empechera le malheureux de revenir
toujours. Son retour a Nohant decide, elle ecrit a Boucoiran de "l'aider
a partir". Il s'agit de "tromper l'inquietude d'Alfred", d'arriver chez
elle en feignant de mauvaises nouvelles de Mme Dupin. Elle sortira
aussitot comme pour courir chez sa mere,--mais prendra le courrier de
Nohant[149].

[Note 148: Ne l'ayant pas trouve, il lui ecrit sur une carte de
visite: "Mon cher ami, je venais vous voir pour vous prier de ne plus
voir ni recevoir la personne que j'ai vue ce matin si affligee. Je vous
ai mal conseille en voulant vous rapprocher trop vite. Ecrivez-lui un
mot bon, mais ne la voyez pas. Cela vous ferait trop de mal a tous les
deux. Pardonnez-moi mon conseil a faux.--A bientot."]

[Note 1149: Lettre du 6 mars, publiee par M. de Lovenjoul, article
cite, p. 443.]

Ainsi fut fait. Elle partit, et, le lendemain, Musset, revenant au quai
Malaquais, apprit la verite. Il ecrivit encore a Boucoiran pour s'en
assurer de lui-meme, mais bien decide cette fois "a respecter les
volontes" de sa maitresse[150]. Il se tint parole et tout fut fini.

[Note 150: Lettre du 7 mars, publiee par M. Clouard, article cite, p.
737.]



IX

A peine rentree a Nohant, George Sand ecrit a Sainte-Beuve (13 mars
1835). Elle lui reproche doucement de l'avoir abandonnee durant ces
tristes semaines: sans doute l'ennuyait-elle, ou du moins se jugeait-il
impuissant a la consoler. Il s'est exagere la virilite de sa douleur.
Maintenant elle est calme. Elle est partie avec la conscience de ne
laisser derriere elle aucune amertume justifiee. Elle va travailler pour
renaitre.

Dans une lettre de la meme date, elle gronde son fidele Boucoiran, de
lui mal parler de Musset. Jamais aucun mepris pour lui n'est entre dans
son coeur. "Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montre aucun
chagrin. C'est tout ce que je desirais savoir... Tout mon desir etait
de le quitter sans le faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit
loue[151]!"

[Note 151: Lettre du 15 mars, publiee par Mme Arvede Barine.]

Elle eut alors une crise de foie, puis entra dans l'indifference.

Alfred de Musset, apaise par une resolution desormais acceptee de son
coeur, se mit au travail avec energie. Cette annee 1835, la plus austere
de sa vie, en fut la plus feconde.

La passion, qu'il avait accueillie comme une purification de sa jeunesse
dissipee, l'avait transforme en le faisant souffrir. Il etait grave: le
Musset "d'avant l'Italie" avait fait place au Musset "d'apres George
Sand". Un poete nouveau allait surgir. Trop faible pour chanter pendant
la tourmente, son coeur en s'epurant avait instruit le recueillement de
son genie. La melancolie et la resignation permettaient un libre et pur
essor a sa voix.

  J'ai vu le temps ou ma jeunesse
  Sur mes levres etait sans cesse,
  Prete a chanter comme un oiseau;
  Mais j'ai souffert un dur martyre,
  Et le moins que j'en pourrais dire,
  Si je l'essayais sur ma lyre
  La briserait comme un roseau.

La Muse a invite le poete a chanter: la plainte lasse et impuissante
d'un coeur brise repond a son appel. C'est la _Nuit de Mai_.
L'inspiration l'a dictee presque d'une haleine. Voici l'aube du nouveau
genie de Musset. Le poete vient de se ressaisir. Il eleve pieusement a
ses tristes amours le monument promis, _la Confession d'un Enfant du
siecle_. Il s'ecoute, il se rappelle... Tout le douloureux roman de son
coeur lui revient, une nuit de decembre, avec le spectre de la Solitude:

  ...Ce soir encor je t'ai vu m'apparaitre.
  C'etait par une triste nuit.
  L'aile des vents battait a ma fenetre
  J'etais seul, courbe sur mon lit.
  J'y regardais une place cherie,
  Tiede encor d'un baiser brulant;
  Et je songeais comme la femme oublie,
  Et je sentais un lambeau de ma vie
  Qui se dechirait lentement.

  Je rassemblais des lettres de la veille,
  Des cheveux, des debris d'amour.
  Tout ce passe me criait a l'oreille
  Ses eternels serments d'un jour.
  Je contemplais ces reliques sacrees,
  Qui me faisaient trembler la main;
  Larmes du coeur par le coeur devorees,
  Et que les yeux qui les avaient pleurees
  Ne reconnaitront plus demain!

  J'enveloppais dans un morceau de bure
  Ces ruines des jours heureux.
  Je me disais qu'ici-bas ce qui dure,
  C'est une meche de cheveux.
  Comme un plongeur dans une mer profonde,
  Je me perdais dans tant d'oubli.
  De tous cotes j'y retournais la sonde,
  Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,
  Mon pauvre amour enseveli.

  J'allais poser le sceau de cire noire
  Sur ce fragile et cher tresor,
  J'allais le rendre, et n'y pouvant pas croire,
  En pleurant j'en doutais encor.
  Ah! faible femme, orgueilleuse insensee,
  Malgre toi, tu t'en souviendras!
  Pourquoi, grand Dieu! mentir a sa pensee?
  Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressee,
  Ces sanglots, si tu n'aimais pas?

  Oui, tu languis, lu souffres, et tu pleures;
  Mais ta chimere est entre nous.
  Eh bien, adieu! Vous compterez les heures
  Qui me separeront de vous.
  Partez, partez, et dans ce coeur de glace
  Emportez l'orgueil satisfait.
  Je sens encor le mien jeune et vivace,
  Et bien des maux pourront y trouver place
  Sur le mal que vous m'avez fait.

  Parlez, parlez! la Nature immortelle
  N'a pas tout voulu vous donner.
  Ah! pauvre enfant, qui voulez etre belle,
  Et ne savez pas pardonner!
  Allez, allez, suivez la destinee;
  Qui vous perd n'a pas tout perdu.
  Jetez au vent notre amour consumee;
  Eternel Dieu! toi que j'ai tant aimee,
  Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu?

C'est sur ces plaintes de la _Nuit de Decembre_, la plus pure, la plus
humaine de ses inspirations et sa plus fidele evocation du passe, que
Musset dit adieu a cette fatale annee 1835.

Pour le monde, il feignit d'abord d'oublier George Sand. A son ami
Tattet, qui etait a Baden, comme lui l'annee precedente, et souffrant
comme lui d'une rupture d'amour, il ecrivait le 21 juillet:

  ...Je crois que ce que je puis vous dire de mieux, c'est qu'il y a
  bientot huit ou neuf mois, j'etais ou vous etes, aussi triste que
  vous, loge peut-etre dans la chambre ou vous etes, passant la journee
  a maudire le plus beau, le plus bleu ciel du monde et toutes les
  verdures possibles. Je dessinais de memoire le portrait de mon
  infidele; je vivais d'ennuis, de cigares et de pertes a la roulette.
  Je croyais que c'en etait fait de moi pour toujours, que je n'en
  reviendrais jamais. Helas! helas! comme j'en suis revenu! Comme
  les cheveux m'ont repousse sur la tete, le courage dans le ventre,
  l'indifference dans le coeur, par-dessus le marche! Helas! a mon
  retour, je me portais on ne peut mieux; et si je vous disais que
  le bon temps, c'est peut-etre celui ou on est chauve, desole et
  pleurant!... Vous en viendrez la, mon ami.

Le 3 aout, ecrivant encore a son ami, il lui disait: "Si vous voyez Mme
Sand, dites-lui que je l'aime de tout mon coeur, que c'est encore la
femme la plus femme que j'aie jamais connue..."

En meme temps que s'etait transforme le poete, l'homme avait bien
change. On se souvient du seduisant pastel trace par Sainte-Beuve, d'un
Musset debutant, offusquant presque le Cenacle par sa belle et bonne
grace, par l'aristocratie aisee de son charme et de son genie.

"C'etait le printemps meme, tout un printemps de poesie qui eclatait a
nos yeux. Il n'avait pas dix-huit ans: le front male et fier, la joue en
fleur et qui gardait encore les roses de l'enfance, la narine enflee du
souffle du desir, il s'avancait, le talon sonnant et l'oeil au ciel,
comme assure de sa conquete et tout plein de l'orgueil de la vie. Nul,
au premier aspect, ne donnait mieux l'idee du genie adolescent."

L'enfant sublime, le bon enfant, l'enfant gate s'etait fait homme,
un homme froid, hautain, farouche, amer. Son instinctif besoin de
distinction, sa delicatesse innee le poussaient a s'en excuser lui-meme.
Il trahissait malgre lui sa precoce experience. Le mensonge de l'amour
avait glace son sourire a jamais.

Apres la querelle suscitee par la publication d'_Elle et Lui_, et sur la
foi de racontars parles ou epistolaires echappes a George Sand et a ses
amis depuis la mort du poete, une agacante legende s'est etablie qui
nous represente Musset degrade et perdu, a l'age meme ou il publiait ses
chefs-d'oeuvre. Fausse et sotte legende que suffiraient a refuter _la
Confession, les Nuits, Barberine, le Chandelier, Il ne faut jurer de
rien_, ecrits en 1835 et 1836. On a dit et repete que Musset, des avant
le voyage de Venise, etait "atteint d'alcoolisme". L'aimable mot, et qui
s'accorde bien avec l'idee que cette periode d'incessant travail donne
de la lucidite de son genie!... Je tiens de plus d'un temoin de sa vie,
de Chenavard entre autres, que seules les dix dernieres annees du poete
furent reellement et gravement troublees. Il ignora l'absinthe, qu'on
lui a tant reprochee, jusqu'en 1842. Jeune, il se grisait parfois avec
du champagne, ce qui le rendait gai, spirituel, un peu fou, sans qu'il
abdiquat jamais la correction parfaite de ses manieres. Un gout tres vif
pour la haute vie lui faisait rechercher les jeunes gens a la mode, et
nous devons plus d'une de ses comedies, plus d'un de ses contes, a cet
imperieux besoin de satisfaire ses gouts d'aristocrate[152]. On sait son
amitie avec le duc d'Orleans.

[Note 152: Mme la vicomtesse de Janze (_Etude et recits sur Alfred de
Musset_, p. 58) cite quelques noms de ses amis de predilection. Avec
Alfred Tattet, c'etait le marquis A. de Belmont, M. Edouard Bocher, le
marquis de Montebello, le prince d'Eckmuehl, "qui lui pretait ses chevaux
et meme quelquefois son uniforme de lancier", pour se deguiser, le comte
d'Alton Shee, le marquis de Hartford, le peintre Eugene Lami, le prince
de Belgiojoso. Musset fut un des cinquante fondateurs du petit cercle
du Cafe de Paris, au boulevard de Gand. Mme de Janze rapporte encore,
d'apres Eugene Lami, que le poete regrettait de ne pas faire partie du
Jockey, ou il avait ete _blackboule_ pour ne pas monter a cheval dans le
pur style anglais adopte par ce club...]

Mediocrement fortune, il eut a coeur de ne jamais faire de dettes; il
n'en laissa pas, quoi qu'on ait dit, et sa famille, qui accepta sa
succession, devait la juger bientot fructueuse.

--Et la pretendue degradation physique du poete, si prematuree, si
penible?... Encore une legende a reviser.

Sans parler de ses quatre ou cinq liaisons fameuses, il est avere que
le tendre et seduisant Rolla inspira, dans le monde, maints caprices
passionnes. On en pourrait citer une quinzaine, et des plus...
honorables, jusqu'en 1850.--Toutes ces aventures peserent bien peu sur
sa vie.

Depuis 1835, il promenait dans ses amours un sombre desenchantement. Si
le Musset de George Sand n'etait plus Fortunio,--l'ami de Rachel, de
la comtesse polonaise, de Louise Colet ne retrouvait pas son amour de
Venise. Sa rupture avec Lelia avait fletri en lui la foi et l'esperance.

--Apres la plainte de sa lassitude infinie et le chant de son desespoir,
apres la _Nuit de Mai_ et la _Nuit de Decembre_, il se revolte contre sa
douleur, en prend a temoin le poete "qui sait aimer", puis se releve
a la pensee de l'immortalite. C'est la _Lettre a Lamartine_ (fevrier
1836):

  Creature d'un jour qui t'agites une heure,
  De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gemir?
  ..................................................
  Tes os dans le cercueil vont tomber en poussiere;
  Ta memoire, ton nom, ta gloire vont perir,
  Mais non pas ton amour, si ton amour t'est chere:
  Ton ame est immortelle et va s'en souvenir.

Cette austere consolation ne saurait suffire a son coeur. La creature
est faite pour aimer, pour etre aimee.

C'est la _Nuit d'Aout_ (1836):

  Depouille devant tous l'orgueil qui te devore,
  Coeur gonfle d'amertume et qui t'es cru ferme;
  Aime, et tu renaitras; fais-toi fleur pour eclore.
  Apres avoir souffert il faut souffrir encore;
  Il faut aimer sans cesse apres avoir aime.

Mais le souvenir de l'unique aimee veille. Le retour invincible au passe
apporte la colere, la haine et le pardon... Il faudrait citer toute la
_Nuit d'Octobre_ (1837):

  ...Vous saurez tout, et je vais vous conter
  Le mal que peut faire une femme;
  Car c'en est une, o mes pauvres amis
  (Helas! vous le saviez peut-etre)!
  C'est une femme a qui je fus soumis,
  Comme le serf l'est a son maitre.
  Joug deteste! c'est par la que mon coeur
  Perdit sa force et sa jeunesse;
  Et cependant, aupres de ma maitresse,
  J'avais entrevu le bonheur.
  Pres du ruisseau, quand nous marchions ensemble,
  Le soir sur le sable argentin,
  Quand devant nous le blanc spectre du tremble
  De loin nous montrait le chemin;
  Je vois encore, aux rayons de la lune,
  Ce beau corps plier dans mes bras...
  N'en parlons plus...--je ne prevoyais pas
  Ou me conduisait la Fortune.
  Sans doute alors la colere des dieux
  Avait besoin d'une victime;
  Car elle m'a puni comme d'un crime
  D'avoir essaye d'etre heureux.

  Va-t'en, retire-toi, spectre de ma maitresse!
  Rentre dans ton tombeau, si tu t'en es leve;
  Laisse-moi pour toujours oublier ma jeunesse,
  Et, quand je pense a toi, croire que j'ai reve!

  Honte a toi qui la premiere
  M'as appris la trahison,
  Et d'horreur et de colere
  M'as fait perdre la raison!
  Honte a toi, femme a l'oeil sombre,
  Dont les funestes amours
  Ont enseveli dans l'ombre
  Mon printemps et mes beaux jours!
  C'est ta voix, c'est ton sourire,
  C'est ton regard corrupteur,
  Qui m'ont appris a maudire
  Jusqu'au semblant du bonheur,
  C'est ta jeunesse et tes charmes
  Qui m'ont fait desesperer,
  Et si je doute des larmes,
  C'est que je t'ai vu pleurer.

  O mon enfant! plains-la, cette belle infidele,
  Qui fit couler jadis les larmes de tes yeux;
  Plains-la! c'est une femme, et Dieu t'a fait, pres d'elle,
  Deviner, en souffrant, le secret des heureux.
  Sa tache fut penible; elle t'aimait peut-etre;
  Mais le destin voulait qu'elle brisat ton coeur.
  Elle savait la vie et te l'a fait connaitre;
  Une autre a recueilli le fruit de ta douleur.
  Plains-la! son triste amour a passe comme un songe;
  Elle a vu ta blessure et n'a pu la fermer.
  Dans ses larmes, crois-moi, tout n'etait pas mensonge,
  Quand tout l'aurait ete, plains-la! tu sais aimer.

  Je te bannis de ma memoire,
  Reste d'un amour insense,
  Mysterieuse et sombre histoire
  Qui dormiras dans le passe!
  Et toi qui, jadis, d'une amie
  Portas la forme et le doux nom,
  L'instant supreme ou je t'oublie
  Doit etre celui du pardon.

  Pardonnons-nous;--je romps le charme
  Qui nous unissait devant Dieu;
  Avec une derniere larme
  Recois un eternel adieu.

George Sand n'avait pas l'ame d'une inconsolable. Sa romanesque
sensibilite se canalisait vite en litterature. Une imagination pratique
la temperait, qui lui laissait peu croire aux cris desesperes des
poetes, a la sincerite de leur douleur. Navrante est sa premiere
impression des _Nuits de Mai_ et _de Decembre_: "Je n'ai pas vu Musset,
ecrit-elle a Liszt, je ne sais s'il pense a moi, si ce n'est quand il
a envie de faire des vers et de gagner cent ecus a la _Revue des Deux
Mondes_. Moi je ne pense plus a lui depuis longtemps, et meme je vous
dirai que je ne pense a personne dans ce sens-la. Je suis plus heureuse
comme je suis que je ne l'ai ete de ma vie. La vieillesse vient. Le
besoin des grandes emotions est satisfait outre mesure[153]..."

[Note 153: Lettre du 5 mai 1836, citee par S. Rocheblave: _Une amitie
romanesque: George Sand et Mme d'Agoult,_ dans la _Revue de Paris_ du 15
decembre 1894.]

Elle comprendra mieux la _Confession d'un Enfant du siecle_. Le poete
lui est plus indulgent, puisqu'il prend pour lui tous les torts. Elle
fait part de l'emotion que lui a donnee cette lecture a une nouvelle
amie, Mme d'Agoult, qui cache a Geneve sa lune de miel avec Liszt:

  ... Je vous dirai que cette _Confession d'un Enfant du siecle_
  m'a beaucoup emue en effet. Les moindres details d'une intimite
  malheureuse y sont si fidelement rapportes depuis la premiere
  heure jusqu'a la derniere, depuis la _soeur de charite_ jusqu'a
  _l'orgueilleuse insensee_, que je me suis mise a pleurer comme une
  bete en fermant le livre. Puis, j'ai ecrit quelques lignes a l'auteur
  pour lui dire je ne sais quoi: que je l'avais beaucoup aime, que je
  lui avais tout pardonne, et que je ne voulais jamais le revoir. Ces
  trois choses sont vraies et immuables. Le pardon va chez moi jusqu'a
  ne jamais concevoir une pensee d'amertume contre le meurtrier de mon
  amour, mais il n'ira jamais jusqu'a regretter la torture. Je sens
  toujours pour lui, je vous l'avouerai bien, une profonde tendresse de
  mere au fond du coeur. Il m'est impossible d'entendre dire du mal
  de lui sans colere, et c'est pourquoi quelques-uns de mes amis
  s'imaginent que je ne suis pas bien guerie. Je suis aussi bien guerie
  cependant de lui que l'empereur Charlemagne du mal de dents. Le
  souvenir de ses douleurs me remue profondement quand je me retrace ces
  scenes orageuses. Si je les voyais se renouveler, elles ne me feraient
  plus le moindre effet. Je n'ai plus la foi. Ne me plaignez donc pas,
  belle et bonne fille de Dieu. Chacun goute un bonheur, selon son ame.
  J'ai longtemps cru que la passion etait mon ideal. Je me trompais, ou
  bien j'ai mal choisi[154].

[Note 154: _Revue de Paris_ du 15 decembre 1894, p. 812.]

Cette page etait sincere. George Sand apparait a la fois comme une
amoureuse romanesque et une amante pessimiste, en cela semblable a
Chateaubriand son maitre[155]. Un eternel conflit entre son imagination et
son experience, l'empechant de s'abimer dans une passion, lui a garde
son optimisme. Sa liaison avec Musset, si meurtriere a l'ame du poete,
si elle lui fut douloureuse entre toutes, la posseda moins cependant
que ses liaisons avec Michel de Bourges et Pierre Leroux, en qui elle
trouvait les dominateurs dont avait besoin son orgueil. Chopin comme
Musset, enfants trop sensibles, devaient s'y briser.

[Note 155: La psychologie de Lelia n'est pas sans rappeler un peu
celle de Rene, avec moins de race toutefois dans la melancolie. Ne
pourrait-on pas appliquer a tous deux cette observation de M. Albalat
dans une penetrante etude sur _Chateaubriand et ses amoureuses_: "Ses
amours ne furent ni spontanees ni involontaires; il repondit presque
toujours aux sentiments qu'on eprouvait pour lui et il eut le tort de ne
pouvoir s'en defendre plutot que celui de les provoquer." (ALBALAT, _le
Mal d'ecrire_, p. 269.)]

Mais George Sand, dans son obsession meme de la virilite, et son
perpetuel besoin de se convaincre d'un temperament qu'elle n'avait pas,
etait surtout trop aventureuse,--"curieuse excessive", la qualifiait
Dumas fils[156],--pour rester insensible au charme, sous les formes de
la faiblesse, de la tendresse et de la poesie. Aussi les douleurs de
Musset, qu'elle savait sinceres, accompagnerent-elles longtemps, et a
ses propres yeux, la legende meme de son ame.

[Note 156: Lettre citee par M. Emile Berr, _Figaro_ du 16 decembre
1896:

"Mme Sand a de petites mains sans os, moelleuses, ouateuses, presque
gelatineuses. C'est donc fatalement une curieuse, excessive, trompee,
decue dans ses incessantes recherches, mais non une passionnee. C'est en
vain qu'elle voudrait l'etre, elle ne le peut pas; sa nature physique
s'y refuse... etc."]

Ils s'ecrivirent deux ou trois fois, depuis la rupture, avec un reste
d'affection d'abord, puis, les amis aidant, avec aigreur. La reclamation
reciproque de leurs lettres, ou ils sentaient "avoir laisse une bonne
part d'eux-memes", perpetua entre eux le malaise des souvenirs, jusqu'a
la mort de Musset (1857). Dix-huit mois apres, George Sand jugea bon de
peindre a sa maniere et d'interpreter en sa faveur ce douloureux roman
d'amour. Paul de Musset lui repondit, puis d'autres s'en melerent, et la
legende etait creee[157].

[Note 157: Outre _Elle et Lui, Lui et Elle, Lui_, de Mme Louise Colet,
et les articles documentaires que nous avons signales, le roman de
George Sand et de Musset a encore suscite deux volumes, oublies depuis
la polemique de 1860: _Eux, drame contemporain,_ par Moi (M. Alexis
Doinet), et _Eux et Elles, histoire d'un scandale_, par M. de Lescure.
Ajoutons qu'il a ete mis au theatre par un poete marseillais, M. Auguste
Marin: _Un amour de Musset_, un acte en vers, 1879.]

Les legendes ne se trompent guere. Ce livre vient de preciser ce qu'on
avait pu pressentir des heros de cette aventure. Mere admirable et
dangereuse amante, celle que Victor Hugo a appelee "la Grande Femme",
Renan "la Harpe eolienne de notre temps", fut en effet mieux qu'une
femme, la femme elle-meme, dans son pantheisme d'amour et de pensee, sa
bonte instinctive, sa fatalite d'element. Trop genereux, trop faible
aussi, pour la dompter ou se defendre d'elle, le poete de l'amour et de
la jeunesse ne lui a repondu que par son genie. Or son genie etait son
coeur, et tous les coeurs ont pleure sa souffrance.--"Paix et pardon,
voila toute la conclusion, ecrivait George Sand a Sainte-Beuve; mais
dans l'avenir un rayon de verite sur cette histoire." Il n'est d'autre
verite en amour que l'amour meme. Musset avait pardonne lui aussi,
pardonne en silence: il avait aime George Sand jusqu'a son dernier jour.

FIN



TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION. I

I.--GEORGE SAND ET MUSSET EN 1833.

Leurs debuts.--Leur genie.--Leurs caracteres.--Premiere jeunesse de
George Sand.

II.--GEORGE SAND ET SES AMIS (janvier-juin 1833).

Sainte-Beuve.--Gustave Planche.--Liaison avec Merimee.--Le groupe de la
_Revue des Deux Mondes_.

III.--LES PREMIERES AMOURS DE GEORGE SAND ET DE MUSSET (juin-decembre
1833).

Relations d'amitie.--_Lelia_.--Musset et Gustave Planche.--L'interieur
de George Sand.--Le duel de Planche.--La foret de Fontainebleau.--Depart
pour l'Italie.

IV.--LE ROMAN DE VENISE (19 janvier-30 mars 1834).

La descente du Rhone: Stendhal.--A Genes.--Arrivee a Venise.--A l'hotel
Danieli.--La maladie de Musset.--Le Dr Pagello.--Son journal.--La
declaration de Lelia.--George Sand et Pagello.--Lettre
d'amour.--Jalousie de Musset.--Alfred Tattet a Venise.--Le chagrin de
Musset.--Son depart.

V.--LA VIE DE GEORGE SAND ET DU Dr PAGELLO A VENISE (avril-aout 1834).

Installation de George Sand.--Ses rapports avec M. Dudevant.--Pagello
poete.--Les _Lettres d'un voyageur_.--La _Casa Mezzani_.--Giulia
P...--Robert Pagello.

VI.--LE RETOUR DE MUSSET.--CORRESPONDANCE ENTRE PARIS ET VENISE
(avril-aout 1834).

Le voyage de Musset.--Antonio.--La lettre de Geneve.--Souvenir
des Alpes.--Arrivee de Musset a Paris.--Sa detresse physique et
morale.--Convalescence d'amour.

VII.--G. SAND, PAGELLO ET MUSSET A PARIS (aout-octobre 1834).

Voyage de G. Sand et de Pagello.--Leur arrivee a
Paris.--Boucoiran.--Entrevue de G. Sand et de Musset.--Musset a
Baden.--Lettres d'amour.--Pagello jaloux.--G. Sand a Nohant.--Retour de
Musset.--Vie de Pagello a Paris.--Son depart.

VIII.--LE DRAME D'AMOUR (octobre 1834-mars 1835).

Reprise d'amour.--Impuissance de bonheur.--Nouvelle
separation.--Deuxieme sejour a Nohant.--G. Sand revient desesperee.--Son
Journal intime.--Delacroix, Liszt, Sainte-Beuve.--Humilite
d'amour.--Lassitude de Musset.--Influence d'Alfred Tattet.--Troisieme
depart pour Nohant.--Deuxieme reprise d'amour.--Sainte-Beuve,
Boucoiran.--Rupture.

IX.--APRES LA RUPTURE.

Resignation et Indifference.--_Les Nuits_.--Musset transforme.--Musset
dandy.--Ses amis et son monde.--L'intemperance de Musset.--La
passion chez G. Sand.--La femme de lettres.--Elle et Lui.--Leur
legende.--Conclusion.








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